Réélu avec 84% des voix le 28 octobre dernier, le président sortant de la Tanzanie John Magufuli a prêté serment ce jeudi 5 novembre, en présence des dignitaires nationaux et internationaux et des chefs d’Etat régionaux dont les présidents Museveni de l’Ouganda, Azali Assoumani des Comores et Emmerson Mnangagwa du Zimbabwe.

Beaucoup craignent que l’ampleur de cette victoire couplée avec celle du parti au pouvoir qui a remporté 262 des 264 sièges au Parlement, ne sonne le glas de la démocratie multipartite et de la stabilité qui ont fait la force de ce pays stratégique, situé à la charnière de l’Afrique australe et orientale.

C’est sur fond de soupçons de fraude et de contestation véhémente des résultats des élections présidentielle et législatives du mois dernier, que s’est tenue dans la capitale tanzanienne, ce jeudi 5 novembre, la cérémonie d’investiture de John Magufuli, le président élu.

A la tête du pays depuis 2015, l’homme s’est fait élire pour un second mandat avec 84% de voix sur une plateforme nationaliste doublée de promesses de développement économique et poursuite de la lutte de son gouvernement contre la corruption, qui a longtemps gangrené les allées du pouvoir à Dodoma.

L’autre grand vainqueur de ces élections est le CCM (Chama Cha Mapinduzi, la Parti de la révolution), dont est issu le président Magufuli. Au pouvoir sans interruption depuis l’indépendance du pays en 1961, ce parti que l’on disait en perte de vitesse a raflé la quasi-totalité des 264 sièges du Parlement tanzanien. Le CCM a aussi très largement remporté la victoire dans l’archipel de Zanzibar rattaché à la Tanzanie et considéré jusqu’ici comme un bastion de l’opposition.

Dénonçant « une fraude électorale d’une ampleur sans précédent », les partis de l’opposition ont rejeté le verdict. Mais comme la loi tanzanienne leur interdit de contester les résultats de la présidentielle devant les tribunaux, les opposants ont appelé la population à manifester dans la rue.

Ils ont également déposé un dossier au Commonwealth dont fait partie la Tanzanie, demandant à l’organisation de désavouer publiquement ces élections, de dépêcher une délégation et de suspendre ce pays de l’organisation des pays anglophones. Le département d’Etat américain s’est déclaré pour sa part « inquiet des informations crédibles faisant état d’irrégularités électorales ».

Pour beaucoup d’observateurs, les victoires écrasantes remportées par le pouvoir tanzanien s’inscrivent dans la droite ligne du premier mandat de John Magufuli, caractérisé par un net recul des libertés fondamentales et une multiplication des attaques contre l’opposition.

L’exception tanzanienne

John Magufuli est le cinquième président à diriger la Tanzanie depuis l’accession de cette ancienne colonie britannique à l’indépendance en 1961. Ce pays a longtemps été un havre de stabilité dans une région est-africaine troublée.

L’aura de son président fondateur, Julius Nyerere, dont le nom reste lié à ses convictions socialistes à l’africaine (« ujamaa ») et son engagement en faveur de la libération de l’Afrique australe du joug colonial, lui a permis de jouer un rôle politique majeur dans cette partie du continent.

Dans les années 1990, le pouvoir tanzanien a négocié avec succès le tournant multipartite et a organisé en 1995 ses premières élections plurielles.

On parle de l’exception tanzanienne, une singularité basée sur l’unité nationale, des institutions stables et la laïcité. Pendant longtemps, le CCM a incarné ces valeurs. Ancien parti unique, il a joué le jeu du multipartisme, tout en perpétuant son hégémonie sur l’échiquier politique.

Aux manettes depuis 1961 sans discontinuer, le CCM détient le record de longévité au pouvoir sur le continent. Sous son égide, la Tanzanie où vivent environ 120 groupes ethniques, n’a guère connu de divisions meurtrières, contrairement à ses voisins proches (Ouganda, Rwanda, Burundi, Kenya, RDC).

Sur ce terreau marqué par un fort sentiment d’identité nationale, les normes démocratiques ont prospéré, avec l’émergence d’une opposition vibrante dont le score électoral n’a cessé d’augmenter depuis les premières élections multipartites en 1995. Les partis de l’opposition disposaient d’un tiers des sièges dans le Parlement sortant.

Le tournant de 2015

L’année 2015 a été un tournant dans la vie politique tanzanienne avec l’entrée en scène de John Magufuli qui s’est imposé comme le véritable homme fort du régime. Né dans une famille paysanne modeste, chimiste de formation, l’homme, 61 ans, a exercé l’essentiel de sa carrière politique au sein du CCM.

Quasi-inconnu du grand public, il a été longtemps ministre des Travaux publics, avant de remporter à la surprise générale les primaires de son parti pour la magistrature suprême, face à plus d’une trentaine de prétendants.

Elu président sur un programme de lutte implacable contre la corruption, Magufuli a débarqué au palais de la State House en octobre 2015, portant fièrement son sobriquet de « Tinga tinga », le « bulldozer » en kiswahili. Ce surnom faisait référence au vaste programme de construction de routes qu’il avait lancé au ministère des Travaux publics.

Fidèle à son style direct et autoritaire, le président Magufuli a effectué, dès le lendemain de son entrée en fonction, une descente matinale surprise dans les bureaux encore vides du ministère des finances.

Avant de quitter les lieux, il a interpellé les fonctionnaires présents, leur demandant de passer le message à leurs collègues retardataires que l’époque du laxisme généralisé dans la fonction publique était bel et bien révolue.

Dans les jours qui ont suivi, plusieurs milliers d’employés fantômes inscrits sur les registres des différentes administrations gouvernementales se sont fait débarquer sans ménagement.

Parmi les premières mesures assénées par l’administration Magufuli, il faut citer également l’interdiction faite aux hauts fonctionnaires de voyager en première classe, la suppression des indemnités de séances des députés, l’annulation des festivités de commémoration de l’indépendance au profit d’une campagne de nettoyage des espaces publics à laquelle le président a participé personnellement, balai en mains.

Force est de reconnaître que ces initiatives destinées à lutter contre la corruption et réduire les dépenses de l’Etat se sont révélées particulièrement populaires auprès des Tanzaniens, fatigués des malversations qui avaient émaillé le mandat des précédents chefs de l’Etat.

La population a également apprécié que leur président oblige les compagnies étrangères, opérant notamment dans le domaine minier, à renégocier leurs contrats afin d’accroître la part revenant au pays.

John Magufuli a d’ailleurs fait de ce « nationalisme musclé » un slogan de campagne lors du scrutin qui vient de se terminer, affirmant qu’il était l’adversaire numéro un des multinationales qualifiées d’ « impérialistes ».

John Magufuli, le président «bulldozer»

Le président aime aussi se targuer d’avoir étendu l’éducation gratuite, amélioré l’électrification rurale et lancé des grands travaux d’infrastructure dont la construction d’un important barrage hydro-électrique censé doubler la production d’électricité du pays.

Autre objet de fierté de John Magufuli: l’entrée de la Tanzanie dans la catégorie des pays à revenus intermédiaires, avec cinq ans d’avance sur le calendrier prévu dans le plan de développement national du gouvernement.

Ses réalisations sur le plan économique expliquent, selon Fergus Kell, spécialiste de la Tanzanie et chercheur au think tank londonien Chatham House, la popularité du chef de l’Etat.

« Le président Magufuli continue de jouir d’un très fort soutien auprès de ses sympathisants dans les régions rurales, qui apprécient ses mesures destinées à lutter contre la corruption, ainsi que les projets d’infrastructure qu’il a impulsés », soutient le chercheur.

Or, comme les partis d’opposition n’ont eu de cesse de rappeler tout au long des dernières années, le soutien populaire dont le régime a bénéficié grâce à ses mesures médiatiques, cache mal le recul très net des libertés publiques et des droits humains que le pays a connu sous le premier mandat de Magufuli.

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Dès 2016, des meetings politiques ont été interdits, la retransmission en direct des travaux du Parlement suspendue, des lois draconiennes contre les médias adoptées, des journalistes, activistes et membres de l’opposition arrêtés, poursuivis devant les tribunaux, parfois tout simplement pour avoir mis en doute les analyses et les statistiques du gouvernement. « Le quinquennat écoulé a vu, affirme Fergus Kell, l’espace démocratique tanzanien se réduire substantiellement, avec le pays glissant de manière inquiétante vers l’autoritarisme. »

Pour nombre d’observateurs, la récente période électorale qui a été émaillée d’incidents et de perturbations violentes empêchant les partis d’opposition de faire campagne librement, tout comme le refus des autorités d’accréditer des médias étrangers pour couvrir le scrutin, traduit le style de gouvernance du président Magufuli.

L’écrasante majorité dont jouit le parti du président dans la Chambre des députés renouvelée marque, selon l’africaniste anglais Nic Cheeseman, la fin du système multipartite et le retour de facto « à un régime de parti unique se faisant passer pour une démocratie ». C’est une véritable régression pour la Tanzanie de Julius Nyerere qui a été longtemps le pays le plus stable et le plus progressiste de la région.

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