En lisant dans les journaux le discours de sagesse et dâinterpellation prononcé  par lâéminent Professeur de Droit Francis Wodié (cf « Condamnation de Hubert Oulaye,Wodié interpelle Ouattara : Attention, qui sème la condamnation récolte la damnation »,) jâai éprouvé un sentiment de mélancolie et de tristesse. Je me suis alors posé cette question. Pourquoi ce sursaut moral de lâintelligentsia universitaire nâeût-il pas lieu plus tôt, dès la brutalisation de la vie politique sous le régime de Laurent Gbagbo ?
Quand lâanomie menace dâenvahir la cité et de la dissoudre, ce sursaut critique des élites charismatiques de l’Université peut en effet réveiller la lucidité publique et brider les passions politiques.
Quel aurait donc été le cours de lâhistoire, en Côte dâIvoire, si l’intelligentsia universitaire ivoirienne avait, dès les débuts de la brutalisation de la vie politique ivoirienne dans les années 1996, interpellé les acteurs politiques de tous les bords sur lâimpératif de respecter le Droit, de proscrire la violence, de sauvegarder le principe de citoyenneté et les valeurs structurantes du vivre-ensemble en Côte dâIvoire ?
Quel aurait été le cours de lâhistoire en Côte dâIvoire si l’intelligentsia universitaire, notamment ceux des facultés de droit, de lettres et sciences humaines, les représentants universitaires des Humanités en Côte dâIvoire, avaient fait chorus pour condamner la dérive identitaire des pouvoirs et interpellé Laurent Gbagbo, durant les dix années de son régime, comme elle interpelle Ouattara aujourdâhui à travers la voix symbolique du Professeur émérite de Droit Francis Wodié ?
 Lâhistoire de la Côte dâIvoire, à nâen pas douter, aurait eu un cours différent. La République nâaurait pas été ébranlée en ses fondements. Le respect des droits de lâhomme et de sa dignité serait devenu normatif car lâautorité morale et intellectuelle des doctes de lâUniversité aurait sauvegardé les valeurs structurantes du vivre-ensemble en Côte dâIvoire.
Elle aurait  constitué le pilier de soutènement et le rempart de protection de la Cité empêchant les dérives auxquelles conduisent les passions politiques.
Lâhistoire montre cependant quâil nâen fut pas ainsi en Côte dâIvoire. Lâélite universitaire ivoirienne, en tant quâélite charismatique, déserta son rôle de pilier intellectuel et moral de la cité. Profondément entamés depuis les années 1990,  les ressorts moraux de la Côte dâIvoire sâaffaissèrent.
Nombre dâuniversitaires ivoiriens sâenrôlèrent, par conviction ou par cupidité, dans la dérive identitaire et mirent en forme idéologique le mythe ethno-nationaliste.
Lâarbitraire du pouvoir se déchaîna sans limite du fait de cette caution morale et intellectuelle.
Beaucoup dâuniversitaires se turent ensuite sur les dérives sanguinaires du régime et les exactions de ses escadrons de la mort car lâinterpellation de Laurent Gbagbo équivalait à un arrêt de mort. A tour de bras, Laurent Gbagbo semait la condamnation. Au plus fort de la dérive dictatoriale et népotique du régime de Laurent Gbagbo, la corruption dissolvante, qui minait le pays et dont les Ivoiriens souffraient, ne fut pas stigmatisée par les maîtres du Droit ivoirien. La brutalité du régime et de ses forces militaires et sécuritaires qui frappait certains Ivoiriens déclarés étrangers en leur propre pays, ne fut pas dénoncée.
Lâhistoire montre quâun certain nombre dâuniversitaires en provenance des facultés de Droit, de médecine et de sciences humaines sâengagèrent aux côté du régime de Laurent Gbagbo et se turent au plus fort de la dérive prédatrice et meurtrière du régime.
Ils assistèrent, impassibles, à lâarraisonnement politique du Droit, au viol des droits de lâhomme par le pouvoir et par ses milices, sous le fallacieux prétexte que la Côte dâIvoire faisait face à une invasion militaire de forces étrangères, soutenant des intérêts étrangers en vue de la recolonisation de la Côte dâIvoire.
Poussant très loin le cynisme, certains dâentre eux violèrent lâindispensable impartialité de lâOrganisation des Droits de lâHomme en la transformant en organisation partisane au service du pouvoir.
Les sinistres exploits des escadrons de la mort ne furent pas dénoncés par les piliers intellectuels de lâUniversité qui auraient aussi dû être les piliers moraux de la Cité.
La voix dissidente et solitaire de lâéminent Professeur de philosophie Dibi Kouadio Augustin, qui resta fidèle à ses principes humanistes et universalistes dâUniversitaire de haut vol, fut lâexception qui confirma la règle.
Certes, « mieux vaut tard que jamais » dit lâadage. Mais quel retard que cette interpellation de lâéminent Professeur de Droit Francis Wodié dont la forme pourrait encore, dans les détails, donner lieu à des équivoques et renforcer la posture victimaire dans laquelle se complait le régime Gbagbo.
La voix et lâautorité morale du Professeur Francis Wodié aurait dû se joindre, depuis le début, à la voix solitaire du Professeur Dibi Augustin pour donner du poids à la dénonciation universitaire de la dérive identitaire, de la destruction des fondements de la République et du principe de citoyenneté.
Cette dérive et cette destruction  furent  la source majeure de la brutalisation de la vie politique ivoirienne et du viol massif des droits de lâhomme.
Récemment encore, à lâoccasion de lâadoption de la nouvelle Constitution ivoirienne, un silence assourdissant de lâintelligentsia universitaire accueillit la remobilisation du discours identitaire et xénophobe par des entrepreneurs politiques ivoiriens parmi lesquels se firent remarquer Mr Anaki Kobénan du MFA, et Madame Marie Odette Lorougnon du FPI. Et on peut craindre dâassister au même scénario à lâapproche de la prochaine présidentielle.
Que faire donc, en notre pays, pour que lâappel du Professeur Francis Wodié à la sagesse politique devienne efficient en Côte dâIvoire, et inaugure lâavènement dâune Côte dâIvoire plus fraternelle ?
Que faire pour retisser les liens déchirés de la Cité ivoirienne ? Que faire pour que le principe de reconnaissance réciproque devienne la substance de la vie civique ivoirienne et  pour que la droiture devienne celle de la vie politique ? Que faire pour que lâarène de la politique ivoirienne ne soit plus une arène de combat de serpents venimeux ?
Que faire pour extirper de la politique ivoirienne son acide corrosif et pour la régénérer par la simplicité des colombes ? Cette question est de fond car la problématique ivoirienne est bien celle dâune régénération éthique et morale de la vie civique qui permette dâordonner la politique selon le droit. (A suivre )