Paul Lazarsfeld (1901-1976), sociologue des médias

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Paul Lazarsfeld ou Paul Felix Lazarsfeld (1901-1976), sociologue des médias, est pionnier de la communication à double étage. Paul Felix Lazarsfeld a été en son temps un sociologue à la fois reconnu et contesté à l’échelle mondiale. Il faut dire que son parcours et sa production intellectuelle sont décalés par rapport aux trajectoires universitaires « classiques ». 

Paul Lazarsfeld (1901-1976), sociologue des médias

En tout état de cause, il est encore aujourd’hui une référence difficilement contournable pour ceux qui s’intéressent à l’étude des médias et plus particulièrement à leur influence, voire à la sociologie électorale.

Enfin, il a joué un rôle important dans le développement des techniques d’enquête visant à collecter des informations ainsi que des sondages d’opinion.

Il nait à Vienne le 15 février 1903 dans une famille juive intellectuelle très impliquée dans le Parti social-démocrate autrichien, alors largement dominé par le marxisme.

Ce contexte militant marque profondément le jeune Lazarsfeld tant au niveau de ses études universitaires et de ses premiers pas dans la vie professionnelle, qu’à celui de ses engagements politiques.

Cependant, un premier séjour aux États-Unis (1932), puis une immigration définitive dans ce pays changent radicalement la donne…

De Vienne à l’Université de Columbia

Après des études de physique et de mathématiques appliquées (doctorat en 1925), il occupe un emploi de professeur dans un lycée de Vienne.

En 1927, il entre comme statisticien à l’Institut pédagogique de Vienne, organisme privé d’enseignement et de recherche largement financé par la municipalité socialiste.

C’est ici qu’il prend véritablement connaissance des techniques empiriques novatrices utilisées en psychologie sociale.

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Sans pour autant quitter l’Institut, il crée une petite structure privée de recherche sur contrat qui travaille aussi bien pour des entreprises et des médias que pour des centres publics de recherche, parmi lesquels l’Institut de Francfort, connu plus tard sous le nom d’École de Francfort.

En 1931, avec Marie Jahoda et Hans Ziesel, il publie Les chômeurs de Marienthal, ouvrage très vite remarqué en Europe et aux États-Unis.

D’autres travaux réalisés dans cet organisme, notamment en marketing, connaissent également une (plus relative) notoriété internationale.

En 1932, la Fondation Rockefeller lui accorde une bourse pour faire pendant deux ans de la recherche sociale appliquée aux États-Unis.

Il fréquente alors plusieurs centres d’études de marché universitaires ou commerciaux.

De Vienne à l’Université de Columbia
De Vienne à l’Université de Columbia

A la fin de son séjour américain, l’Autriche est fortement secouée par la montée du nazisme.

De nombreux intellectuels socialistes décident de s’installer provisoirement ou définitivement aux États-Unis. Paul Lazarsfeld demande et obtient un visa d’émigration pour ce pays.

Michael Pollak note que « l’émigration coïncide avec la fin de ses engagements politiques ». Entre autres parce qu’il « trouve remplies toutes les conditions de son épanouissement professionnel ».

Après un passage à l’Université de Newark, puis de Princeton, période au cours de laquelle il crée (1935) un centre de recherche, il s’installe avec ses équipes à l’Université de Columbia où il vient d’être nommé professeur de sociologie (1940).

Ce laboratoire prend alors le nom de Bureau de recherche sociale appliquée. Cette structure s’inscrit, dans un contexte bien plus favorable, dans l’esprit qui avait inspiré la création de l’institut viennois : financement par des contrats avec des clients privés et publics et rattachement au monde académique.

Elle est de fait une « entreprise de recherche en sciences sociales », formule encore largement inédite, même aux États-Unis, et qui sera très contestée, plus particulièrement en Europe ; d’autant qu’elle promeut une recherche plus empirique et quantitative que théorique et qualitative, symbolisée par la place accordée aux sondages d’opinion.

Schématiquement, elle sera accusée d’une part, d’être au service des pouvoirs établis en leur procurant des réponses aux questions pratiques qu’ils se posent, d’autre part de faire des universitaires des « experts » plus techniciens que théoriciens, voire des « chercheurs à gages ».

Cela n’empêche pas le modèle de se diffuser largement après la Seconde guerre mondiale, aux États-Unis d’abord, à l’échelle internationale ensuite, avec des différences notables selon les pays.

Il faut dire que Lazarsfeld ne ménage pas sa peine pour le populariser, notamment à travers l’action de grandes fondations (Ford, Rockefeller…).

Mais ce n’est pas uniquement pour cette « réussite contestée » que Lazarsfeld est (re)connu.

Il a aussi laissé une empreinte importante dans le domaine des Media Studies en construisant une approche contestant à la fois les thèses de l’École de Francfort jugées trop spéculatives, et les théories, alors à la mode, des effets directs et massifs des médias sur les opinions et les comportements des « gens » (cf. notamment les travaux d’Harold Laswell).

Avec ses équipes, il soutient la thèse de l’influence limitée des médias.

  • Pollak M., 1979, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol.25, 45-59.
  • Lazarsfeld P., Jahoda M., Ziesel H., 1982, Les chômeurs de Marienthal, Paris : Éditions de Minuit, préface de Bourdieu P. (édition originale, 1931).

L’influence limitée des médias

L’influence limitée des médias
L’influence limitée des médias

Quelle est l’influence des médias sur les opinions, les goûts et les prises de décision des individus ? Telle est la question qui le préoccupe dès la fin des années 1930.

Il faut dire que le contexte médiatique se prête à une telle interrogation : d’un côté, les médias de masse font désormais partie du quotidien des gens, tandis que la publicité commerciale, puis politique est en plein essor ; d’un autre côté, de nombreux chercheurs considèrent que les médias ont une influence décisive sur les individus : schématiquement, ils nous disent ce qu’il faut penser et ce qu’il faut faire avec une force réelle de persuasion.

Après avoir travaillé sur les capacités sélectives des publics (par exemple, le choix de sélectionner tel ou tel média, ou de n’en retenir aucun), il construit sa réponse à travers deux séries de publications.

La première série s’ouvre en 1944, quand il publie avec Bernard Berelson et Hazel Gaudet The Public’s Choice, étude consacrée aux choix des électeurs de l’Ohio lors de la campagne présidentielle de 1940.

L’objet principal de l’enquête était de vérifier si le choix des électeurs pouvait être modifié en fonction de leur exposition aux médias.

Un résultat au moins mérite que l’on s’y attarde : les médias n’ont qu’un effet très limité sur le vote, car celui-ci est fondamentalement une affaire de groupe : on finit par voter comme son entourage, autrement dit en fonction de ses groupes d’appartenance (famille, amis, relations de travail…), plus particulièrement à travers des discussions.

Par ailleurs, ces groupes sont de plus en plus homogènes au fur et à mesure que la date du scrutin approche et les indécis reconnaissent avoir alors été plus sensibles aux pressions de l’entourage, ce qui revient à reconnaître la force du contrôle social qu’il exerce.

Une autre recherche – Voting – publiée en 1954 confirme ces résultats et permet de préciser que les électeurs les moins indécis (ceux qui ne changent pas d’opinion) sont ceux qui sont les plus exposés aux médias.

Les auteurs en tirent la conclusion que les médias renforcent plus l’opinion préexistante qu’ils ne la changent et favorisent donc l’attachement au candidat choisi : c’est l’effet d’amplification.

En fait, seuls les indécis peuvent être convertis à un autre vote, mais la conversion est loin d’être évidente pour les raisons évoquées ci-dessus.

rôle des opinion leaders (leaders d’opinion) dans les discussions à l’intérieur des groupes est relevé
rôle des opinion leaders (leaders d’opinion) dans les discussions à l’intérieur des groupes est relevé

Enfin, le rôle des opinion leaders (leaders d’opinion) dans les discussions à l’intérieur des groupes est relevé. Ce rôle sera plus largement analysé dans Personal Influence qui ouvre la seconde série de publication.

Écrit en 1955 avec son élève Elihu Katz – qui occupera plus tard une place importante dans les études de communication –, Personal Influence traite des choix en matière de biens de consommation, de mode, de cinéma et d’information politique.

800 personnes, uniquement des femmes, habitant la ville de Decatur sont interrogées sur leurs opinions et leurs comportements, sur les médias auxquels elles sont exposées, sur les personnes qu’elles ont influencées et sur celles qui les ont influencées, « influenceurs » que les enquêteurs rencontrent ensuite.

Les résultats confirment la supériorité des relations interpersonnelles sur les médias pour les « choix des gens ». Ils permettent aussi d’affiner la notion de « leaders d’opinion » : avant d’atteindre les individus, les messages sont d’abord reçus par ces leaders.

C’est la théorie du two-step flow of communication (flux de communication en deux temps). Ces leaders sont des capteurs d’influence dans leur environnement immédiat (famille, amis, collègues…).

Ils font office de relais entre les médias et les publics à travers des relations de face à face. Leur pouvoir repose essentiellement sur leur appartenance aux mêmes groupes sociaux que les récepteurs, de sorte que ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent pour eux est plus important que ce qu’ils disent.

En outre, ils peuvent être des suiveurs dans d’autres groupes, voire dans les groupes initiaux quand ces derniers se transforment dans le temps. Enfin, ils n’imposent pas leur point de vue par la persuasion, mais par le jeu des interactions, ce qui suppose que leurs prescriptions rencontrent les attentes des récepteurs.

  • Katz E., Lazarsfeld P., 1955, Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, Glencoe : The Free Press.
  • Lazarsfeld P., Berelson B., McPhee W., Eds, 1954, Voting. A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign, Chicago : The University of Chicago Press.
  • Lazarsfeld P., Berelson B., Gaudet H., 1944, The People’s choice, New York : Colombia University Press.

Que reste-t-il de tout cela ?

Schéma_influence_propagation-Que reste-t-il de tout cela
Schéma_influence_propagation-Que reste-t-il de tout cela

Ces analyses vont à l’encontre non seulement des théories largement défendues à l’époque où Lazarsfeld écrivait ces lignes, mais aussi d’une croyance encore bien ancrée au 21ème siècle dans de nombreux milieux :

  • les messages « experts » diffusés verticalement par les médias et par d’autres sources (partis politiques,
  • ♦  instances gouvernementales,
  • spécialistes de la communication politique…), sont moins légitimes et moins persuasifs que ceux émis horizontalement par des « gens comme nous » que nous fréquentons dans notre vie quotidienne.

Elles ont aussi le mérite, derrière les capacités, notamment sélectives, des publics (et non des masses), de réhabiliter le « social » en mettant à mal les théories qui postulent que la massification de la société transforme les individus en atomes en les isolant et en les rendant ainsi vulnérables aux manipulations en tout genre.

Éric Maigret relève dans l’avant-propos de l’édition française de Personal Influence que ces travaux contribuent à ouvrir la porte à des recherches postérieures qui ont approfondi l’étude des réseaux sociaux, le rôle des pairs chez les jeunes et dans certains groupes sociaux (par exemple, les universitaires…) ; ou encore la place des communautés à l’heure de l’Internet, notamment sur les questions des usages sociaux et de l’appropriation groupale des blogs et des réseaux socio-numériques (Facebook, Twitter, YouTube…).

De façon plus subtile, il souligne que « à l’heure de la vaste convergence des médias, de la consolidation médiatisée des flux, l’échelle du local redevient pertinente et encore plus indispensable. Pas seulement comme site de résistance au global, mais comme espace d’invention des relations entre proches ».

Il n’en demeure pas moins que le modèle des effets limités popularisé par Paul Lazarsfeld… a ses propres limites.

On lui a pêle-mêle reproché, souvent à juste titre surtout dans sa période « américaine », de ne s’intéresser qu’aux effets à court terme des médias, de ne pas prendre en compte d’autres dimensions dans le choix des gens (préférences politiques, engagement, plaisir…), de sous-estimer la puissance économique et/ou politique des émetteurs verticaux (gouvernement, entreprises, médias, églises…) ou le poids de l’idéologie dominante, voire des cultures comme modes de représentation du monde, d’ignorer les conflits sociaux…

Bref d’avoir une approche réductrice du social, quand ce n’est pas une vision, a-critique pour les uns, naïve pour d’autres, du capitalisme.

travaux sur les médias sont largement ignorés par les universitaires pour un faisceau de causes
travaux sur les médias sont largement ignorés par les universitaires pour un faisceau de causes

En France, de son vivant, ses travaux sur les médias sont largement ignorés par les universitaires pour un faisceau de causes situées à des niveaux différents : absence de traductions à un moment où les œuvres circulent moins vite qu’aujourd’hui et où les universitaires français ne sont pas familiarisés avec l’anglais ; faible intérêt – contrairement aux USA – pour l’étude des médias ; poids intellectuel des grandes théories proposant des explications générales (marxisme et freudo-marxisme – cf. l’École de Francfort –, structuralisme et structuralo-marxisme, psychanalyse) ; méfiance vis-à-vis des recherches commandées par « le privé » ou l’État, voire simplement susceptibles de servir leurs intérêts immédiats ou lointains…

En fait, seuls quelques spécialistes de psychologie sociale et quelques sociologues, largement en phase avec sa méthode, dont Jean Stoetzel qui a introduit en France les sondages d’opinion et surtout Raymond Boudon qui l’admirait et qui publiera avec lui, s’intéressent à ses recherches dans les années 1940-60.

Il faut attendre la fin de la décennie 1970 et surtout les années 1980 pour que la situation se modifie sensiblement. La plupart des freins évoqués ci-dessus deviennent de moins en moins efficaces, tandis que l’un d’eux s’efface totalement : autrefois réduites à la portion congrue, les études de communication se développent de manière accélérée, en liaison avec la place occupée par la communication dans les sociétés contemporaines.

De nombreuses disciplines considèrent désormais que la communication fait partie de leurs objets (sociologie, sciences du langage et du discours, science politique, psychologie sociale…), tandis qu’une nouvelle discipline – les sciences de l’information et de la communication, qui intègrent de nombre de ses apports – voit le jour en 1975.

Dès lors, Lazarsfeld et d’autres chercheurs nord-américains de sa génération sont progressivement (re)découverts et leurs travaux sont enseignés, lus et discutés dans les amphithéâtres et les équipes de recherche.

Seule ombre au tableau : à ce jour, seuls deux ouvrages de Lazarsfeld sont traduits en français : Les chômeurs de Marienthal et Personal Influence.

  • Maigret É., 2008, « Avant-propos. Flux, filtres, pairs, blogs, buzz », in Kats E, Lazarsfeld P., Influence personnelle, post-face et traduction de Cefaï D., Paris : Armand Colin, coll. Médiacultures, 3-9.
  • Boudon P., Lazarsfeld P., 1965, Le Vocabulaire des sciences sociales. Concepts et indices, Paris/La Haye : Mouton.
  • Boudon P., Lazarsfeld P., 1966, L’analyse empirique de la causalité, Paris/La Haye : Mouton.
  • Lazarsfeld P., Rosenberg M., 1955, The Language of Social Research. A Reader in the Methodology of Social Research, Glencoe : The Free Press.
Mondes Sociaux, Pixabay OpenClipart-Vectors
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