Une concurrence aux dépens de la qualité, et des médias détenus par une minorité d’actionnaires puissants. On ne peut comprendre l’effet des médias en démocratie si l’on ne s’intéresse à l’économie de ces médias, et en particulier aux incitations que les médias ont – ou dont ils manquent – à produire une information indépendante et de qualité.

Je soulignais plus haut le rôle positif que l’entrée des premiers journaux a eu sur la participation politique aux États-Unis.

On pourrait en conclure trop rapidement que chaque journal supplémentaire devrait conduire à davantage de participation.

Or ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce que les médias, de par la structure de leur production, ne peuvent supporter une concurrence infinie, un nombre d’acteurs toujours plus important.

En particulier, le secteur des médias se caractérise par des coûts fixes importants et des coûts variables relativement faibles – Internet ayant augmenté l’importance relative des coûts puisque les coûts de la distribution y sont quasiment nuls –, autrement dit par des rendements d’échelle croissants.

Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux

Ainsi, alors que dans la plupart des industries, pour faire face à une baisse des ventes et du chiffre d’affaires, la solution consiste à réduire les effectifs [1]

Si une entreprise automobile vend moins de véhicules, sa chaîne…, il en va autrement dans le secteur des médias : peu importe le nombre d’exemplaires vendus, le nombre de journalistes nécessaires à la production du journal reste plus ou moins le même.

En effet, les sujets à couvrir ne changent pas ; l’ensemble des efforts à fournir se concentre donc dans l’écriture du premier exemplaire et les coûts de reproduction sont ensuite négligeables.

Si un journal fait le choix de réduire la taille de sa rédaction pour compenser les effets de la diminution de son chiffre d’affaires, cela ne peut donc être qu’au prix d’une baisse de la qualité.

L’impact de la concurrence dans les médias dépend de ses effets sur les incitations à produire de l’information.

Au-delà d’un certain seuil, une augmentation du nombre de médias peut conduire à une baisse à la fois de la quantité et de la qualité de l’information totale produite par ces médias.

C’est le cas si l’hétérogénéité sous-jacente des préférences pour l’information est relativement faible comparée aux économies d’échelles, si bien que l’effet destructeur de la concurrence (émiettement des rédactions et duplication des coûts de production) l’emporte sur son effet positif (mieux servir une demande hétérogène et un lectorat diversifié).

Une faible hétérogénéité sous-jacente des préférences pour l’information : que veut dire cette hypothèse ?

En termes moins techniques, cela signifie que si, sur un marché donné, tous les consommateurs ont exactement le même goût pour l’information (ou les mêmes préférences politiques) et sont prêts à payer exactement le même prix pour un journal (ils ont des préférences homogènes), alors l’entrée d’un nouveau journal ne va pas conduire à l’apparition de nouveaux lecteurs.

Les lecteurs existants vont se répartir entre les deux titres (l’ancien et le nouveau) et chaque journal aura ainsi une diffusion plus faible.

Au contraire, si certains consommateurs sont prêts à payer un prix très élevé pour un journal de qualité, alors que d’autres préfèrent un journal moins cher – ou si certains consommateurs souhaitent lire un journal de gauche, alors que d’autres se reconnaissent mieux dans un titre de droite – dans les deux cas, ils ont des préférences hétérogènes –, alors, avec l’entrée d’un journal de qualité sur un marché jusqu’alors servi uniquement par un journal à bas prix, de nouveaux lecteurs vont apparaître, chacun des deux journaux aura une diffusion importante et la demande sera mieux servie.

Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux 4
Médias, démocratie et démocratisation quels enjeux 4

13En étudiant le cas de la presse quotidienne régionale en France de 1945 à 2012, j’ai ainsi montré que l’entrée d’un nouveau concurrent provoque une baisse pouvant atteindre jusqu’à 60 % du nombre de journalistes au sein des journaux déjà en place, avec un impact négligeable sur le nombre total de journalistes (en incluant le nouvel entrant) (Cagé, 2014).

Cet effet est d’autant plus fort que la population du département est socialement plus homogène. Autrement dit, l’augmentation de la concurrence laisse inchangée la taille « totale » des rédactions, qui se retrouvent en revanche émiettées entre davantage d’acteurs.

En analysant le contenu en texte intégral des journaux pour la période récente, on observe également qu’un plus grand nombre de journaux sur un marché est associé à un plus petit nombre d’articles publiés par chacun de ces journaux, à des articles plus courts et à une baisse de la part de l’information dans les thèmes traités.

De plus, on constate que l’entrée d’un journal – et la baisse de l’information produite provoquée par cette entrée – entraîne une baisse de la participation politique aux élections municipales.

Concrètement, la baisse historique de la participation au cours des dernières décennies a été significativement plus marquée dans les départements où la concurrence était plus forte. Pourquoi ?

Parce que cette augmentation de la concurrence a entraîné un émiettement des rédactions et – mécaniquement – une baisse de la quantité d’information produite par chacune de ces rédactions prise individuellement.

Moins bien informés, un certain nombre de citoyens ont fait le choix de se détourner des urnes.

Des médias détenus par une minorité d’actionnaires puissants

Démultiplication des choix, augmentation de la concurrence, phénomène de passager clandestin lié à la vitesse de propagation de l’information à l’heure d’Internet, nombreux sont ainsi les effets qui viennent fragiliser l’impact positif des médias sur nos démocraties.

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Ce à quoi il faut ajouter l’effondrement des recettes publicitaires, auquel l’augmentation de la concurrence n’est pas étrangère. Historiquement la publicité, en diminuant le prix des journaux et en contribuant ainsi à leur démocratisation, a accompagné l’émergence de la notion d’objectivité de l’information (Schudson, 1981 ; Hamilton, 2004).

La disparition progressive de cette source de revenus longtemps essentielle aux médias s’accompagne non seulement d’une baisse de la qualité de l’information produite, avec une diminution de la taille des rédactions, mais également – comme je l’ai montré dans mes travaux avec Charles Angelucci en utilisant l’introduction de la publicité à la télévision en France en 1968 comme un choc négatif sur les revenus publicitaires des journaux – d’une polarisation plus forte du lectorat, les abonnés – en moyenne de catégories socio-professionnelles plus favorisées – étant de plus en plus subventionnés par les lecteurs achetant leurs journaux en kiosque (Angelucci et Cagé, 2016).

Des médias détenus par une minorité d’actionnaires puissants, Une concurrence aux dépens de la qualité 1
Médias, démocratie et – www.kafunel.com – démocratisation quels enjeux

Ce à quoi, pour finir, il faut ajouter, dans le contexte actuel de crise des médias, un changement massif d’actionnariat, avec d’une part une forte concentration du secteur – au détriment du pluralisme – et d’autre part l’entrée d’actionnaires étrangers aux médias, et qui tirent l’essentiel de leurs ressources d’autres secteurs d’activité, comme le e-commerce (Jeff Bezos, patron d’Amazon, a ainsi acheté aux États-Unis le Washington Post) ou les télécoms (Patrick Drahi en France, à la tête de SFR, est l’actionnaire majoritaire de Libération, L’Express et deviendra également bientôt majoritaire au capital de BFM-TV et RMC).

Il y a là une véritable menace non seulement pour la liberté de la presse mais également pour le bon fonctionnement de nos démocraties.

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