Etonnamment lucide, le verbe dur, le regard noir, on voit d’emblée comment l’école de la vie a forgé la personnalité de Abderraouf. 5e ou 10e mandat, lui, il veut du concret. «Ça sert à quoi de voter ? Bouteflika va passer. Si au moins on pouvait espérer un nouveau président, peut-être que le pays redémarrerait. Mais comme ça, c’est mort. Il ne lâchera pas le  »koursi » (trône) jusqu’à sa mort. Et Saïd Bouteflika prendra sa place et un autre Bouteflika le remplacera, et ça sera toujours ainsi…»

A l’en croire, c’est parti pour des siècles avec la dynastie Bouteflika…Avant de se quitter, Abderraouf nous lance un pari : «La Grande Mosquée d’Alger, ça va être le tombeau de Bouteflika, rappelez-vous que je vous l’ai dit. Il n’ira ni à El Alia, ni ailleurs. C’est là qu’il sera enterré, et on la rebaptisera  »Mosquée Abdelaziz Bouteflika ». Ils ne l’ont pas fait à Djelfa avec le colonel Ahmed Bencherif où ils ont baptisé une mosquée à son nom ?» Vérification faite, Abderraouf dit vrai.

«Cette année, ça va barder !» prophétise l’ex-harraga. «La jeunesse n’a pas d’avenir. Regardez combien de harraga algériens sont recensés en Italie ? Une fois, ils ont accueilli une embarcation avec des hommes, des femmes, des enfants.

Ils étaient étonnés.  »Que s’est-il passé chez vous ? » leur ont-ils demandé. Pourtant, à la télé, on te raconte que tout va bien, le pays regorge de pétrole, le peuple ne manque de rien… Bled Miki comme dit Double Kanon. Lui, c’est un homme, un vrai, Lotfi Double Kanon dit toujours la vérité.

C’est pour ça qu’ils l’ont exilé.» «Il n’y a aucune issue ammi. L’Etat ne sait rien faire à part construire des prisons au lieu de construire des usines. Moi, j’ai été à la prison d’El Harrach, Hizer et Sour El Ghozlane. Ce pays a été bâti sur du faux. Koulleche khorti. L’argent fait la loi à Alger.

Ils ne font que démolir les vieux bâtiments pour ériger des tours et des hôtels, regardez.» Notre parkingueur rebelle est catégorique : «Makache hal, il n’ y a pas de solution.

El hidjra est la seule solution. El harga hiya el hal (la harga est la solution). Je suis en train de mettre de l’argent de côté pour partir. A la moindre occasion, je recommencerai. Ce pays ne m’a rien donné.»

Un visa pour le Canada à 20 ans

Rencontré dans le même parking, Zakaria a 20 ans, lui aussi, mais avec un parcours sensiblement différent de celui de Abderraouf. Casquette vissée sur le crâne, duvet sur le menton, Zakaria dégage beaucoup de douceur.

D’aucuns le verraient comme un «fariha», un chanceux gâté par la vie, et pour cause : il détient le fameux sésame : «El visa laâziza» comme dirait Abderraouf, et un visa pour le Canada en prime, d’une validité de 5 ans ! «Moi, je ne peux pas supporter d’aller à l’aventure en harraga», dit Zakaria.

«J’ai un registre de commerce, on a un magasin de matériaux de construction à Sidi Yahia, j’habite au Golfe et je suis fils unique», déroule-t-il d’un ton neutre. «C’est grâce au registre de commerce que j’ai obtenu mon visa, j’ai pris un billet ouvert pour Montréal pour 98 000 DA.

Je pars dans deux mois inch’Allah. J’ai un ami qui m’avait expliqué comment ça marche là-bas. Il m’a dit si tu veux faire de l’argent, c’est au Canada.

Je vais rester quelques années et revenir monter une petite affaire ici, après, je pourrai toujours repartir.» Justement, pourquoi s’exiler au Canada quand on présente une situation aussi avantageuse ? «La vérité est que c’est mort en ce moment, ça ne marche pas très fort. Moi, j’ai échoué au bac, et même avec un niveau terminal, je n’ai rien pu faire.

Certains ont fait de longues études pour rien. Ici, la vie devient morose. Les mêmes jours se répètent.» Verdict : l’avenir, c’est «El hidjra» pour lui aussi. «Celui qui peut supporter el ghorba, qu’il parte !» conseille-t-il.

Comment juge-t-il les années Bouteflika ? «Je n’y ai pas prêté attention», résume Zakaria, laconique. Près de 20 ans de règne expédiés en deux mots cinglants par un garçon de 20 ans. Chapeau !

«Un président absent après avoir été trop présent»

Un livre d’Aldous Huxley dans la main, (Ape and Essence, elle lit en anglais s’il vous plaît, oui ; le titre signifie Le Singe et l’essence), Maya, 26 ans, doctorante en urbanisme, est complètement happée par le monde dystopique de l’excentrique écrivain anglais (1894-1963). Elle avait déjà eu à croquer avec gourmandise son étourdissant Le Meilleur des Mondes.

De fait, Maya est autant passionnée d’architecture, sa spécialité, que de littérature et d’arts. Sa scolarité, elle l’a faite à Médéa où une partie de son enfance avait pour théâtre les spectres des abominables semeurs de mort du GIA. «Quand j’étais petite, la nuit, même les arbres devenaient à mes yeux des ogres effrayants», se souvient-elle dans un éclat de rire libérateur. Elle guettait alors, dans un mélange d’impatience et d’angoisse, le retour de son père, cadre dans une société basée au Sud.

Quand Bouteflika est rentré au pays pour récupérer le pouvoir sur un plateau, Maya avait 8 ans. Elle est née en mars, comme Bouteflika. 54 ans les séparent. Elle a vu le jour précisément le 27 mars 1991. «Bouteflika à Tizi Ouzou le 27 mars» titraient plusieurs journaux en 2009. C’était en pleine campagne pour le troisième mandat, la dernière qu’il ait animée, quoi que déjà avec moins d’entrain que lors des deux mandats précédents. «Je n’ai aucun souvenir de Zeroual.

Je ne me souviens pas non plus du retour de Bouteflika aux affaires. C’est plus tard que j’ai pu imprimer une image concrète de lui en tant que Président. C’était surtout pendant la campagne pour la réconciliation nationale. J’ai souvenir d’une scène émouvante où des vieilles femmes l’enlaçaient. Elles avaient souffert du terrorisme. Dans l’esprit de l’adolescente que j’étais, ce genre d’images valait tous les discours. Il semblait leur apporter du réconfort. Ça m’avait émue.

Dans ces moments de communion, il était proche des gens. Il savait les consoler. Je ne me rappelle pas comment était Zeroual, je ne suis pas en mesure de comparer leurs styles respectifs, en revanche, ça, ça m’avait touchée.

Et je me dis que c’est frustrant qu’aujourd’hui, on se retrouve avec un Président absent alors qu’il était très présent à la télé, dans les affiches, dans la vie des gens…Il a brutalement disparu de l’espace public.» Il faut noter qu’une bonne partie de l’opinion est persuadée que «Bouteflika djabena essilm, il a ramené la paix».

«Ce n’est pas tout à fait juste», estime Maya. «Tout le peuple a résisté au terrorisme. Dans notre cité, tous les voisins montaient la garde la nuit, à tour de rôle. Mon père, dès qu’il rentrait du Sud, faisait ses tours de garde.»

La charmante architecte n’en pense pas moins que «d’une certaine manière, Bouteflika a contribué à abréger les souffrances du peuple et mettre un terme à cette épreuve. Peut-être que s’il n’y avait pas la  »Moussalaha », le terrorisme aurait perduré avec plus d’intensité».

Avec Elwatan

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