Aristote dit-il encore quelque chose au xxie siècle ? La réponse est concoctée dans ce Dossier le monde de la communication et de l’Information selon Aristote. Voici [10 questions de communication].

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10 questions de communication

« Les artisans sont surtout fiers du savoir-faire qui mûrit. C’est bien pourquoi la simple imitation ne procure pas une satisfaction durable ; la compétence doit évoluer. La lenteur même du temps professionnel est une source de satisfaction ; la pratique s’enracine et permet de s’approprier un savoir-faire. La même lenteur permet aussi le travail de réflexion et d’imagination – au contraire de la course aux résultats rapides. La maturation demande du temps ; on prend durablement possession d’une compétence »
Richard Sennett (2008 : 395).

Je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée de faire le point sur la rhétorique aujourd’hui et défendre un point de vue dont j’ai bien conscience qu’il est assez marginal parmi les théories contemporaines qui s’intéressent aux discours. Je la crois pourtant digne d’intérêt.

10 questions de communication2
10 questions de communication2

La voici. Aristote n’a jamais été d’une aussi grande actualité. La première raison est trop simple. La portée de l’œuvre de ce grand humaniste le rend indémodable. La deuxième raison, plus complexe, fera la matière du développement qu’on va lire.

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Tout d’abord, il faut noter qu’à l’instar de tous les esprits libres, Aristote a souvent fait l’objet d’incompréhensions, de réductions, voire de récupérations.

C’est le cas, en particulier, de sa Rhétorique, œuvre dans laquelle on a aujourd’hui coutume de voir tantôt un ars bene dicendi quelque peu poussiéreux, tantôt un ensemble de syllogismes abstraits.

Les spécialistes de l’art oratoire et de son premier théoricien savent pourtant qu’il n’en est rien.

Dans cette œuvre, on peut lire entre les lignes une volonté obstinée de sonder en détail la nature de l’homme : son logos bien sûr, mais aussi sa sagacité, sa lucidité, son agilité, et même son courage face à l’incertitude.

À mes yeux, la rhétorique est l’outil destiné à cet homme, animal politique, animal délibérant, animal décidant.

Infographie www.kafunel.com 10 questions de communication
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Ni philosophe, ni homme de science, l’homme de la rhétorique est l’acteur du contingent, le figurateur de la réalité sociale, le décideur, commémorateur, blâmeur et loueur.

Un citoyen qui utilise et produit des discours publics dont l’ensemble définit l’art rhétorique. Un art dont la fonction est de faire fonctionner les institutions. Définie en ces termes, la rhétorique est nécessaire à toute vie sociale.

Mais je voudrais montrer ici pourquoi il est important d’en redécouvrir et d’en réinvestir toutes les facettes, depuis les racines aristotéliciennes, et même au-delà.

Pour ce faire, il faut montrer que de nombreux aspects de la pensée d’Aristote, que l’on n’associe pas spontanément à la pratique du débat, sont pourtant directement pertinents pour une meilleure compréhension des rapports entre discours et société et cela, en particulier, à l’heure actuelle.

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Or, justement, ces autres aspects sont moins ceux qu’on a l’habitude d’associer à la Rhétorique (comme on le fait de la Dialectique, son célèbre analogue1) que ceux d’un humanisme sensible, curieux des hommes, de leurs sensations, de leur rapport à l’amitié, du regard qu’ils portent sur le monde et même de la façon dont ils habitent leur corps.

A lire aussi

Au terme de ce parcours, j’espère avoir pu convaincre de l’importance d’Aristote au XXIe siècle, mais surtout de l’urgence qu’il y a à réinvestir une attitude humaniste dans ce qu’on a coutume d’appeler la communication.

De la compétence rhétorique des citoyens

Utiliser la parole publique pour faire fonctionner les institutions est le propre de la rhétorique. Mais celle-ci se pratique par la délibération à l’issue de laquelle les décisions sont prises.

Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits+
Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits+

Bien sûr, pas n’importe lesquelles : celle qui auront pu emporter l’adhésion. Relisons une autre définition qu’Aristote (Rhét., I, 2, 1355b) donne de la rhétorique au début de son œuvre : « Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader ».

Arrêtons-nous pour commencer sur le terme « faculté ». Alors même qu’Aristote définit la rhétorique comme un art (une tèchnè), cette autre définition laisse entendre qu’il s’agit d’une compétence naturelle et réputée universelle : une faculté.

Le terme grec « dunamis » rendu par le français « faculté », désigne d’abord la force, la puissance, mais ensuite, de façon dérivée, l’art.

Dès maintenant, cette remarque philologique me permet de mettre en lumière une réalité aussi évidente pour Aristote que devenue peu intuitive pour nous : les facultés naturelles sont prolongées par les techniques qui, toutes ensemble, forment un artisanat.

10 questions de communication
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Or, c’est bien selon ce modèle naturaliste et continuiste des fonctions de la parole et de la raison humaine qu’il faut, je crois, comprendre le propos d’Aristote.

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Mais cette faculté naturelle, prolongée dans et par la technique, ne se limite pas à la prise de parole et encore moins à l’éloquence, comme on en a trop souvent l’image, même si la parole est centrale dans l’exercice de cet art.

L’art rhétorique qui prolonge la force persuasive, sollicite de nombreuses aptitudes humaines, que j’évoquerai bientôt.

Mais auparavant, il faut s’arrêter sur un autre terme grec de la définition donnée par Aristote.

En effet, cette « faculté » rhétorique permet à l’homme de « découvrir », traduit Méderic Dufour, dans chaque cas, ce qui est propre à persuader.

Le deuxième aspect de la définition qui doit retenir notre attention est le choix de ce verbe, en Grec, « théôrèsai », que l’on peut traduire par « contempler », « examiner par l’intelligence » et finalement « juger ».

Dans la nature de cette faculté, on trouve donc une dimension sensorielle, intellectuelle et, finalement, heuristique.

Ces domaines de l’activité humaine que nous avons l’habitude de dissocier sont ici conçus et pensés ensemble, en un même mouvement rationnel dont il faut, je pense, considérer toute la portée.

notions de bases de la communication
notions de bases de la communication

Car c’est bien au sein de ce continuum entre nature et culture, entre les sensations, les jugements et l’action, qu’il convient de situer cette « compétence rhétorique » qui est le propre de l’homme.

Exprimé par le vecteur de la parole publique, en amont de celle-ci, un ensemble de facultés de sensations, de discernement et d’action est à l’œuvre, qui, toutes, concourent à la puissance de la persuasion.

Retour à la culture de l’artisanat

Pour cerner la portée de cette proposition, il faut retourner aux canons culturels dans lesquels est née la rhétorique.

Ceci me permettra de dresser le portrait de cette discipline, d’abord naturelle, puis technique, qui pourrait bien être la pierre angulaire du système aristotélicien, alors même que notre vision du philosophe a eu tendance à marginaliser cet aspect de sa pensée dans les cours de philosophie.

J’irai droit au but, ce qui me permettra, je l’espère, d’atteindre le XXIe siècle aussi vite que possible2.

Lorsque naît la rhétorique, la Grèce est encore marquée par la culture de l’artisanat, essentiellement orale, portée par la raison pratique, l’apprentissage collectif par imitation, mais aussi une association spontanée entre qualités éthiques et qualités intellectuelles, entre jugement et action.

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Pour les Sophistes, premiers commentateurs de la rhétorique, cette activité trouve son lieu naturel dans la culture de l’artisanat, à tel point qu’ils la définissent comme l’artisan de persuasion, selon l’expression de Gorgias : « Peithous dèmiourgos ».

Ce ne sont pas là de vains détails philologiques. Au contraire, les termes qui définissent la rhétorique offrent à la réflexion une discussion qui doit se révéler essentielle pour nous car ce terme de dèmiourgos, qui désigne l’artisan à l’ancienne mode, un peu prophète, un peu devin, un peu guérisseur, une peu rhéteur, est un homme orchestre, efficace mais pas toujours cernable, dont Platon, et même Aristote, ne veulent plus.

C’est ce que souligne Richard Sennett (2008 : 36) dans une pénétrante réflexion sur l’épistémologie de l’artisanat : « Aristote abandonne le mot ancien de dèmiourgos, pour employer celui de cheirotechnon, qui veut dire simplement « travailleur de la main ».

Or, cet abandon par l’auteur de la Rhétorique ne relève pas uniquement d’un choix linguistique à mettre sur le compte d’un caprice esthétique.

C’est une culture entière qui est mise à distance, pour des raisons tant politiques que philosophiques.

les 10 meilleures façons de parler aux gens pour éviter des disputes
les 10 meilleures façons de parler aux gens pour éviter des disputes

Quoi qu’il en soit, un orateur ne peut être « seulement » un cheirotechnon : un « travailleur de la main », puisqu’il est avant tout un artisan de la parole.

S’il ne peut plus être un dèmiourgos, un artisan à l’ancienne mode, il devient donc celui qui est capable de voir, de sentir, de découvrir et de juger (théôrèsai) ce qui, dans chaque cas, est propre à persuader.

En somme, d’un geste, Aristote immunise la rhétorique contre l’héritage magico-religieux de l’ancien monde de l’artisanat mais, de l’autre, il nous dit dans sa théorie de l’art oratoire, que l’homme qui a cette compétence, ce savoir faire, le possède, d’abord parce que c’est une faculté, ensuite parce qu’il existe un art, une technique (en somme, un artisanat) que chacun peut exercer pour améliorer ce savoir faire, cette faculté spontanée.

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Toute l’ambivalence d’Aristote est nichée au cœur de cette définition qui s’éclaire par la réalité culturelle du monde de l’artisanat.

C’est à l’évidence une question épistémologique que nous n’avons pas résolue et que je n’entends pas résoudre ici.

Mon propos, on l’a compris, est d’attirer l’attention du lecteur sur une série de liens entre la notion de rhétorique et une certaine conception de l’intelligence et de l’action humaines.

Cet éveil a pour ambition de souligner l’importance de cette discipline pour les contemporains.

La rhétorique est l’exercice de l’action politique consciente

Revenons une fois encore à théôrèsai : ce verbe contient le palimpseste de toute une généalogie de la raison à laquelle Aristote adhérait et qu’il semble parfois vouloir conserver pour l’art rhétorique, quoi que de façon instable (Tindale, à paraître).

Ces éléments sont d’ailleurs développés plus directement dans d’autres ouvrages que nous devons à l’auteur de la Rhétorique.

Du plus sensible au plus conceptuel, du plus spéculatif au plus opératif.

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Cette action intelligente, produit d’une faculté humaine, trouve sans doute sa source dans la conception aristotélicienne du rapport au monde et à Autrui, dont on trouve l’exposé dans l’Éthique à Nicomaque mais aussi dans le De Anima.

10 questions de communication3
10 questions de communication3

Dans ces textes, en bon généalogiste de la rationalité, Aristote repart de la sensation et en particulier d’une notion qui me paraît centrale pour la discussion qui nous occupe : la sunaisthèsis, dont la traduction, comme souvent, n’est pas univoque. Comme l’explique Daniel Heller-Roazen (2007 : 83-84) :

« Constitué par l’adjonction du préfixe « avec » (sun-) au verbe « sentir » (aisthanesthai), ce terme, selon toute probabilité, désignait un « ressenti en commun », une perception partagée par plusieurs personnes.

Il est révélateur que le Stagirite l’ait utilisé au sein de son analyse de l’amitié, tant dans l’Éthique à Eudème que dans l’Éthique à Nicomaque.

À ce stade du développement de la langue grecque, le mot s’appliquait à la vie collective, et son sens était loin de celui que lui attribueraient plus tard les commentateurs ».

Il convient, à mon sens, de rapprocher cette réflexion sur l’éthique, la sensation, et le sens commun, d’une réflexion sur la conception aristotélicienne de la rhétorique.

Ainsi, dans le projet de replacer la Rhétorique au centre d’une réflexion contemporaine sur la « rationalité discursive »5, il me semble que le rapprochement critique des notions de « théôrèsai » et de « sunaisthèsis » mérite qu’on s’y arrête un moment.

En effet, on peut recomposer une activité de la raison humaine qui, tout à la fois, est sensorielle, intellectuelle, individuelle et collective.

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En somme, c’est à partir de la faculté humaine de sens commun que peut se produire l’échange et la critique des arguments qui font la matière des débats dans la vie publique.

Mais la condition de cette action rhétorique qui est la confrontation des arguments sur la place publique est tout à la fois l’exercice conscient de ce sens commun et la conscience individuelle d’une possibilité de mise en commun des sensations et des jugements.

Ainsi la rhétorique serait-elle la faculté, puis l’art de découvrir (théôrèsai) ce qui est propre à persuader à partir d’un sens commun (sunaisthèsis).

aristote Histoire www.kafunel.com le monde d'Aristote
aristote Histoire www.kafunel.com le monde d’Aristote

Une belle étude de Danielle Lories (1998 : 119-120) permet de saisir les liens, distendus pour nous, mais évidents pour les Grecs, entre action pratique, sens commun, capacité à juger, à délibérer et à faire le bon choix. C’est ce lien que je chercher à mettre en évidence ici :

« La délibération en question n’est pas une délibération technique où il s’agit de déterminer les moyens de produire ce qui est visé comme une fin particulière, telle la santé […]

La délibération où excelle le phronimos concerne le bien-vivre comme tel, il s’agit de découvrir, en fonction des situations singulières, chaque fois données, la manière de bien agir : qui toujours agit bien accomplit le bien vivre ».

Bien sûr, l’art de délibérer s’apprend au sein de la rhétorique même si, nous rappelle Danielle Lories, le bon délibérateur en général peut avoir d’autres visées que la stricte décision « politique ».

Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits
Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits

Quoi qu’il en soit, on voit dans la délibération en général l’action de celui qui sait comment bien agir pour finalement bien vivre.

Il est à mes yeux particulièrement pertinent de noter que son étude très détaillée fait le point sur l’ensemble de ces qualités éthiques et intellectuelles qui définissent celui qui sait comment délibérer, comment faire le bon choix et, en définitive, comment persuader, sans jamais faire allusion à la Rhétorique, laquelle n’est d’ailleurs pas citée dans sa bibliographie.

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Ce n’est pas l’auteur de l’essai pénétrant qui est visé dans cette remarque mais Aristote lui-même, qui évoque peu la rhétorique dans ses développements sur l’éthique et sur le sens commun.

Pourtant, la description générale de ces aptitudes propre à l’homme, celles qui exercent toutes les facettes du sens commun, présente la même structure, celle de l’artisanat, que l’on retrouve dans la définition de la rhétorique. Il s’agit, souligne Danielle Lories, d’apprendre à découvrir, dans chaque situation spécifique, la « manière de bien agir ».

Ce commentaire nous permet, je crois, d’envisager la rhétorique en tant que faculté, puis en tant qu’art, comme une activité qui intervient aussi bien en amont qu’en aval des décisions politiques.

Meta communication www.kafunel.com le rire pour prendre du recul
Meta communication www.kafunel.com le rire pour prendre du recul

Elle se donne comme le passeur entre les disciplines pratiques et les réflexions théoriques. Elle est fondée sur une capacité, celle du bon délibérateur (le phronimos) à exercer une dynamique entre l’expérience du sens commun et les jugements à opérer en contexte. On se trouve là au cœur de l’épistémologie aristotélicienne :

« L’expérience elle-même, au sens où l’entend Aristote, est, selon l’expression d’Aubenque, « à mi-chemin de la sensation et de la science » et assure « un équilibre entre la science et la familiarité », elle est ce sans quoi « la familiarité est inaccessible et la science impuissante » » (ibid. : 127)6.

Comment acquérir cette expérience de l’action consciente si ce n’est par le développement d’une intelligence pratique (une faculté) grâce à un exercice régulier que les Grecs nommaient la praxis.

Mais avec le dénigrement de la culture de l’artisanat, nous avons appris à mépriser les disciplines pratiques et leurs spécificités épistémologiques.

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La tentation moderne puis contemporaine d’offrir un modèle scientifique (c’est-à-dire fiable parce que théorique et systématique) de la communication politique et du débat public nous fait pourtant passer à côté de cette catégorie essentielle pour la pensée, et, partant, pour la théorie : la pratique, l’exercice réel, d’entraînement au débat public.

Sur l’efficacité des exercices de rhétorique

Je postule donc que la rhétorique est cette discipline qui se caractérise par un rôle de passeur entre théorie et pratique, entre sens commun et science, entre faculté et technique qui permet d’organiser la vie en commun par la production et la confrontation de discours, de débats, d’arguments et de décisions.

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S’exercer à la rhétorique, c’est donc s’exercer à la joute argumentative, comme apprentissage à l’art de délibérer en vue de persuader (et d’être persuadé en retour).

Mais comme dans toute technique, il faut tout d’abord apprendre la base. Ici, le premier exercice, déroutant mais nécessaire, consiste à apprendre à prouver les contraires.

Comme Aristote (Rhét., I, 1, 1355a) tient à le rappeler en une formule prudente :

« De plus, il faut être apte à persuader le contraire de sa thèse, comme dans les syllogismes dialectiques, non certes pour faire indifféremment les deux choses (car il ne faut rien persuader d’immoral), mais afin de n’ignorer point comment se posent les questions, et, si un autre argumente contre la justice, d’être à même de le réfuter ».

Ce passage me paraît important en ce qu’il souligne une hésitation sur la visée de la rhétorique.

En somme, il s’agit de s’exercer, comme l’enseignaient les Sophistes, à prouver une thèse, comme son contraire, et cela, de façon à acquérir une agilité dans les débats.

monde d'Aristote
monde d’Aristote

Mais le philosophe souligne immédiatement qu’il ne faut rien persuader d’immoral et que cet entraînement a un but très précis, en accord avec la doctrine de son maître Platon : celui de défendre la justice.

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Il y a là pourtant un grand écart qui conduit le Stagirite à gommer la visée proprement pratique qui se trouve au cœur de l’art de persuader.

En effet, dans un environnement contingent et complexe, comment être toujours sûr a priori de ce qui est juste en soi ?

Il convient à l’évidence de s’immuniser contre toute accusation d’immoralisme, comme les Sophistes en ont été l’objet. Mais la mise en avant d’une visée telle que la justice idéalise et théorise artificiellement l’horizon de l’art rhétorique.

Pourtant, un peu plus loin, Aristote (Rhét., I, 1, 1355b) précise un point qui lui permet de réassocier cet art de la parole publique avec le système humaniste et naturaliste dans lequel il faut, je crois, replacer l’antique discipline :

« En outre, s’il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde qu’il n’y eût point de honte à ne le pouvoir faire par la parole, dont l’usage est le plus propre à l’homme que celui du corps ».

Ainsi l’exercice de rhétorique n’a-t-il pas pour seule visée de défendre la justice, même s’il peut s’avérer très utile en la matière.

En amont de ce choix philosophique, il permet avant tout de développer des facultés qui sont les plus propres à l’homme, et de les prolonger dans les arts. Il serait même « absurde » (atopon), ajoute Aristote, qu’il en fut autrement.

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À travers cette expression qui en appelle au sens commun, l’auteur de la rhétorique répond à un argument bien connu selon lequel il faut se méfier de ces exercices en ce qu’ils seraient potentiellement vecteurs de relativisme ou de cynisme.

metacommunication-
metacommunication-

Il s’agit donc de redécouvrir le projet d’Aristote qui consiste à relier, dans la pratique rhétorique, l’exercice de l’échange d’arguments et l’exercice plus large de découverte de ce qui produira le bon choix, la bonne décision, dans une situation donnée.

Cet art de découvrir (théôrèsai) ce qui est propre à persuader en vue d’effectuer le bon choix est à la fois plus profond, plus naturel, mais aussi, certes, plus aléatoire que l’engagement philosophique de défendre la justice comme visée idéale.

Cette proposition d’élargissement du champ de la rationalité propre à la rhétorique n’est donc en rien une relativisation philosophique de la notion de justice.

Elle a pour visée d’offrir à la vie publique et à la réflexion théorique un modèle à la fois plus réaliste et plus opératoire de la raison pratique et de sa mise en œuvre dans le débat public.

Retour sur la persuasion

Ainsi la rhétorique développe-t-elle cette puissance, cette énergie qui consiste à savoir se défendre par la parole.

Mais dans le système aristotélicien, cette puissance s’inscrit dans l’exercice de l’action pratique, laquelle dépasse de loin l’usage de la parole. Cette puissance est dans l’action.

Elle a la force heuristique de la découverte (toujours théôrèsai) et elle produit, par l’exercice, une aptitude à décider, à opter, par la délibération.

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Cette production, la persuasion, est l’effet d’une capacité à agir consciemment, capacité qui est une faculté chez l’homme, mais qui peut se prolonger par des outils bien pensés.

Ainsi, c’est le produit de cet exercice et des actions (pas seulement discursives) qui débouchent sur une disposition à la décision.

Au sein de cette disposition à l’action citoyenne, il est aussi important de persuader que d’être persuadé en retour, les rôles d’orateur et d’auditoire étant constamment échangés et liés à la contingence de la vie citoyenne.

Je crois qu’on ne comprend la nature de la persuasion, pierre angulaire des débats sur la place publique, que par ce détour important.

Un détour qui nous conduit à rassembler au sein du système aristotélicien, bien davantage que la rhétorique et la dialectique. Il y a aussi l’éthique, le sens commun, la raison pratique et l’action en général.

Quelle utilité pour le modèle rhétorique aujourd’hui ?

Si l’on accepte la pertinence de ce modèle, on s’aperçoit bientôt de la nécessité qu’il y a à l’utiliser aujourd’hui.

Je crois même que le modèle pratique de la délibération publique dans un monde incertain, tel qu’il est conçu par Aristote est paradoxalement encore plus indispensable aujourd’hui qu’alors.

C’est ce que je vais chercher à montrer dans la fin de cette contribution.

D’abord, on doit percevoir que le modèle aristotélicien suppose l’indéterminisme. Ceci me paraît un point important qui a une implication directe sur la nature de la discipline.

notions de bases de la communication
notions de bases de la communication

En effet, l’indéterminisme impose un lien entre avenir et incertitude, mais aussi entre incertitude, liberté et action. C’est donc aussi grâce à cet arrière-plan indéterministe que l’on comprend les différentes facettes de la délibération.

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La délibération est l’action commune des citoyens pour tenter d’intervenir sur un avenir toujours incertain, or cette incertitude trace notre espace de liberté.

On comprend mieux aussi en quoi les différentes facettes de la prudence des Anciens – la phronèsis – rassemblent ces qualités éthiques et intellectuelles, formées par le courage et la lucidité face à l’action.

Des qualités qui, toutes ensemble, incarnent le « délibérateur » idéal. Mais ce point de vue aristotélicien est encore plus saillant si l’on transfère l’indéterminisme à l’ère contemporaine, et ceci pour trois raisons.

La complexité des décisions a augmenté en proportion avec la complexité du monde. Mais ensuite, nombre de décisions politiques ont pour horizon l’exigence d’universalité, totalement absente du monde aristotélicien.

Enfin, la notion de « prudence » est aujourd’hui teintée d’émotions négatives liées à un sentiment de défiance en l’avenir largement répandu.

Nous voici au cœur du paradoxe. L’incertitude liée à l’indéterminisme est décuplée dans une société comme la nôtre, héritière, à la fois d’universalisme et de désenchantement.

Dans une telle société, l’exercice de la délibération, tel que décrit au sein du modèle aristotélicien est plus que jamais nécessaire, alors même qu’il est soit méconnu soit peu déconsidéré. Et le paradoxe se renforce encore lorsqu’on songe que le cœur du débat est surtout épistémologique.

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En un absurde préjugé, on croit garantir à la société des décisions de qualités en théorisant artificiellement les modèles de discussion publique.

Pourtant, les qualités développées dans les exercices de rhétorique sont plus précieuses que jamais parce qu’elles sont héritées de la culture de l’artisanat et développent la raison pratique : la force, l’agilité, la lucidité, la confiance, la souplesse mais aussi l’empathie9.

Sens commun et auditoire universel

Pour étayer cet argument, j’aborderai finalement une notion technique centrale pour les débats contemporains, qui à mon avis milite en faveur d’une lecture naturaliste et humaniste du modèle de la rhétorique classique, tel que je l’ai défendu ici.

Il s’agit de l’auditoire universel pensé par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca (1958). Comme j’ai cherché à le montrer ailleurs, je crois que l’auditoire universel de la rhétorique perelmanienne ne se comprend que s’il est perçu, non pas comme une maxime universelle kantienne, mais comme l’invitation lucide et courageuse à exercer son « sens commun » dans un monde ouvert et incertain.

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En d’autres termes, l’appel à l’auditoire universel dans les débats (qu’on le nomme « sens commun » ou « conscience de tous les hommes ») relève de cette faculté propre à chacun de mettre en œuvre une raison pratique, catégorie intuitivement partagée de ce qui est raisonnable et de ce qui ne l’est pas.

10 questions de communication+
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Cela signifie que la notion d’auditoire universel a une pertinence dans les débats de sorte que chacun pourra s’y référer lorsqu’il cherche à persuader un auditoire.

Mais l’appel au sens commun par l’auditoire universel ne saurait se cantonner à une règle théorique, prémisse d’une inférence, laquelle n’aurait que peu d’efficacité dans les débats réels.

Au contraire, celui qui en appelle à l’auditoire universel aura souvent tendance à présenter son point de vue comme indiscutable au nom même d’un sens commun (affiché comme) nécessairement partagé.

Et c’est bien ce caractère indiscutable qui en fait toute la force persuasive.

Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits+
Métacommunication est un outil pour dénouer des conflits+

Or, je pense que cette tension entre l’efficacité et l’indiscutabilité de l’appel au sens commun n’est problématique que dans une conception strictement théorique d’un modèle pour le débat public.

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Au contraire, dans la conception dynamique que je cherche à décrire ici, l’appel à l’auditoire universel témoigne d’une compétence rhétorique commune, faculté universelle, qui peut s’exercer au cœur des échanges argumentés.

Il n’est ainsi jamais interdit d’opposer une position à une autre en faisant, dans les deux cas, appel au sens commun (il faut savoir prouver les contraires).

Et c’est le cas dans tous les débats publics où s’opposent souvent de façon polémique des points de vue divergents pour la défense de principes communs (liberté, égalité, dignité, etc.) autant de valeurs que tous acceptent, à l’ère des droits de l’homme comme s’adressant à l’auditoire universel.

Conclusion

Il y a finalement à tout ceci des conséquences épistémologiques qu’il faut souligner en guise de conclusion.

La rhétorique n’est pas une science. Elle ne doit pas prétendre à l’être. Elle est une théorie mise en pratique, mais aussi une pratique réfléchie.

À l’instar de tous les arts (au sens grec du terme), elle doit certes se nourrir des sciences de son temps (psychologie, linguistique, neurologie, sciences cognitives, droit, etc.).

Quant à elle, elle est le passeur humaniste entre la théorie et la pratique, la nature et la culture.

J’ai ainsi essayé de montrer dans ces lignes que, non seulement, Aristote a encore quelque chose à dire au XXIe siècle, mais qu’en un sens, ce qu’il avait à dire du modèle rhétorique n’a pas été parfaitement compris jusqu’ici.

En outre, dans la société qui est la nôtre, ce modèle de la raison pratique se révèle d’une très grande utilité.

A lire aussi

Il y a tout d’abord la nécessité de l’exercice et la reconnaissance de son efficacité dans le développement intellectuel, cognitif et humaniste des citoyens.

La faculté exercée par une technique bien comprise favorise la lucidité, la hauteur de vue, la sagacité et l’empathie, dans un monde toujours plus complexe et plus incertain.

Enfin, au plan de la recherche théorique, la reconnaissance d’une vision plus large mais aussi plus réaliste de la raison humaine et de sa mise en oeuvre dans le débat public offre de nombreuses perspectives dont la recherche interdisciplinaire sur les liens entre action, persuasion, délibération et raison, peut et doit s’emparer.


10 questions de communication 1

BIBLIOGRAPHIE

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  • ◊ Les utilisateurs des institutions abonnées à l’un des programmes freemium d’OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.
  • ◊ Aubenque P., 1963, La prudence chez Aristote, Paris, Presses universitaires de France.
  • ◊ DOI : 10.3917/puf.aube.2014.01
  • Aristote, Rhétorique, 1967, trad. et commentaires de M. Dufour, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 3 vol.
  • Danblon E., 2002, Rhétorique et rationalité, Bruxelles, Éd. de l’Université.
  • — à paraître, L’homme rhétorique. Culture, raison, action, Paris, Éd. du Cerf.
  • Goyet F., 2009, Les Audaces de la Prudence, Paris, Classiques Garnier.
  • Heller-Roazen D., 2007, Une archéologie du toucher, trad. de l’anglais par P. Chemla, Paris, Éd. Le Seuil, 2011.
  • Lockwood R., 1996, The Reader’s Figure : Epideictic Rhetoric in Plato, Aristotle, Bossuet, Racine and Pascal, Genève, Droz.
  • Lories D., 1998, Le sens commun et le jugement du « phronimos ». Aristote et les stoïciens, Louvain, Peeters.
  • Nicolas L., à paraître, Discours et liberté. Une contribution à l’histoire culturelle de la rhétorique, Paris, Classiques Garnier.
  • Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., 1958, Traité de l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’Université.
  • Sennett R., 2008, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad. de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, A. Michel, 2010.
  • Tindale Ch., à paraître, Rhétorique, argumentation et l’adaptation des moyens utilisés pour persuader.

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NOTES

  • 2 Pour un exposé plus complet et une discussion détaillée des enjeux contemporains de cette histoire, voir E. Danblon (à paraître).
  • 3 Ici, je ne m’appesantis pas sur la grande ambivalence d’Aristote, tantôt plus affairé que son maître Platon à protéger la raison de ses scories magico-religieuses, tantôt tenté de garder tout : le bébé, l’eau du bain, le monde d’hier, l’homme nouveau, au sein d’un système dont les incohérences traduisent, à mon sens, la richesse et la nuance d’une culture en mutation.
  • 4 Je renvoie aussi au récent article de Ch. Tindale qui commente le verbe théôrèsai et le traduit, quant à lui, par « voir ». Le lien qu’il établit à cette occasion entre sensations et persuasion me paraît très convaincant.
  • 5 Je reprends une expression qui m’était apparue très utile dans mes premières réflexions sur la rhétorique (Danblon, 2002).
  • 6 L’œuvre de P. Aubenque (1963) est citée p. 58 et p. 60. Sur les liens entre discours et liberté, voir aussi L. Nicolas (à paraître).
  • 7 Est « atopos », irrationnel, celui qui est hors des lieux communs, en somme, hors du sens commun.
  • 8 On retrouve ce lien entre art de trouver les moyens de la persuasion et art de trouver les moyens de l’art de vivre dans R. Lockwood (1996). En particulier, l’auteur souligne lui aussi la richesse du sens de théorèsai, de sentir à découvrir en passant par juger, qui offre une pierre angulaire pour le passage entre théorie et pratique, entre faculté et art, entre persuader et agir. Sans surprise, l’auteur voit dans le genre épidictique de la rhétorique le cœur du lien dans la théorie aristotélicienne, entre éthique, rhétorique et art de vivre. Je remercie V. Ferry d’avoir attiré mon attention sur ce passage. Pour un développement spécifique sur les fonctions naturelles du genre épidictique, je me permets de renvoyer à E. Danblon (à paraître).
  • 9 Je n’ai pas l’espace pour développer plus avant les arguments qui conviendraient. Je me permets de renvoyer le lecteur à un exposé systématique sur ces questions dans E. Danblon (à paraître). Voir aussi la très belle étude de F. Goyet (2009).

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POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier

  • Emmanuelle Danblon, « Aristote dit-il encore quelque chose au xxie siècle ? », Questions de communication, 21 | 2012, 25-36.

Référence électronique

  • Emmanuelle Danblon, « Aristote dit-il encore quelque chose au xxie siècle ? », Questions de communication [En ligne], 21 | 2012, mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 21 août 2021.
  • URL :
  • ◊ http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6555 ;
  • ◊ DOI : ttps://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.6555

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AUTEUR
Emmanuelle Danblon
Groupe de recherche en rhétorique et argumentation linguistique
Université Libre de Bruxelles
[email protected]


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Paru dans Questions de communication, 12 | 2007


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