Beji Caïd Essebsi, mort ce jeudi 25 juillet 2019, à 92 ans, fut plusieurs fois ministre sous le président Habib Bourguiba, puis président du Parlement sous Zine el-Abidine Ben Ali. Mais aussi député, ambassadeur en France et en Allemagne. Après la révolution démocratique de 2011, il crée son propre parti : Nidaa Tounes. En 2014, il est élu président de la République, devenant le premier président tunisien à accéder à ce poste démocratiquement, au suffrage universel.
Le 8 juillet 2014, Beji Caïd Essebsi (« BCE », comme l’appellent beaucoup de Tunisiens) annonce qu’il est candidat à l’élection présidentielle. À une condition : s’il est encore « en vie le jour des élections ». Il a alors 87 ans. Il est élu président en décembre de la même année. Il était le plus vieux chef d’État en exercice dans le monde, après la reine d’Angleterre.
C’est la révolution de 2011 qui signe son retour sur la scène politique tunisienne. Plus d’un mois après le départ de Zine el-Abidine Ben Ali, il est nommé Premier ministre pendant la transition démocratique. Il organise l’élection de l’Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution.
En avril 2012, il lance l’initiative Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie), dont le but est de rassembler l’opposition. Ce mouvement se donne comme objectif notamment de mettre en place un plan de sauvetage de l’économie tunisienne ainsi que de sauvegarde des libertés, afin d’éviter tout retour à la dictature.
Le premier président tunisien élu démocratiquement au suffrage universel
Nidaa Tounes est transformé en un parti politique dès le 16 juin 2012, avec un grand meeting qui se tient ce jour-là au Palais des congrès de Tunis devant 6 000 à 7 000 personnes. Le parti présidé par Essebsi arrive premier aux élections législatives de 2014.
Comme président, Caïd Essebsi est souvent critiqué par certains Tunisiens comme étant à la tête d’une supposée « contre-révolution ». Une préoccupation « compréhensible », selon Ibrahim Fraihat. Ce chercheur en politique au Brookings Doha Center rappelle que « BCE » a été ministre de l’Intérieur sous Bourguiba au moment où était pratiquée la torture contre les prisonniers politiques.
Mais Fraihat explique que la situation était différente dans les années 1960 : en 1965, « comme ministre de l’Intérieur, Essebsi était redevable au leader autocratique qui l’a nommé. En 2014, Essebsi est arrivé au pouvoir grâce aux votes des Tunisiens », écrit Fraihat dans son ouvrage Unfinished Revolutions: Yemen, Libya, and Tunisia After the Arab Spring (Révolutions inachevées : Yémen, Libye et Tunisie après le Printemps arabe, non traduit).
Ce que Caïd Essebsi a en quelque sorte confirmé, en proclamant qu’il serait le président de tous les Tunisiens. S’il y a peut-être un trait de caractère qui ressort chez « BCE », c’est sa fidélité. Il a toujours été fidèle à Habib Bourguiba, à qui il a consacré un ouvrage Habib Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie, qui a connu un regain de ventes après la révolution.
Entré très vite dans la politique, Beji Caïd Essebsi a gravi les échelons
Né en 1926 à Sidi Bou Saïd, Beji Caïd Essebsi effectue ses études secondaires au prestigieux Collège Sadiki. Il commence à militer très tôt, dès 15 ans, dans le mouvement de jeunes du Néo-Destour. En 1950, il se rend à Paris pour étudier le droit. Il y est notamment camarade de Habib Bourguiba Jr., le fils du président du Néo-Destour et futur président de la République après l’indépendance. Il obtient sa licence en droit en 1952 et rentre en Tunisie où il devient avocat.
À l’indépendance de la Tunisie en 1956, il intègre le cabinet de Bourguiba, nommé Premier ministre. Il devient conseiller chargé des Affaires sociales auprès du Premier ministre, et est successivement chargé du dossier des réfugiés algériens, puis du développement du tourisme et enfin de la sûreté nationale. Le 5 juillet 1965, il est nommé ministre de l’Intérieur, avant de devenir ministre de la Défense en 1969.
Par la suite, après un conflit avec le Parti socialiste destourien (PSD) au pouvoir, il est suspendu du parti. S’ensuit une traversée du désert qui dure jusqu’en 1980, lorsque Mohamed Mzali, chargé de former un gouvernement, le nomme ministre délégué auprès du Premier ministre. Caïd Essebsi assure alors que son retour au gouvernement s’explique par sa conviction que Bourguiba va mettre en place une démocratie.
En 1981, il est nommé ministre des Affaires étrangères. La même année, les premières élections législatives pluralistes de Tunisie sont organisées, largement remportées par la coalition autour du PSD au pouvoir. « BCE » est élu député de Tunis à cette élection.
Pendant son mandat de ministre, Caïd Essebsi est confronté à plusieurs crises internationales, notamment l’arrivée en Tunisie des combattants palestiniens chassés de Beyrouth en 1982 par la guerre du Liban ou le bombardement par l’armée de l’air israélienne du quartier général de l’Organisation de libération de la Palestine, situé à Hammam Chott, près de Tunis.
Il reste ministre jusqu’en 1986 et, lors de la prise de pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali en 1987, il intègre le parti du nouveau président, le Rassemblement constitutionnel démocratique. Il est élu député en 1989, et devient même président de la Chambre des députés de 1990 à 1991.
Héritier du bourguibisme
Son parcours s’apparente ensuite à une nouvelle traversée du désert, où il quitte la scène politique nationale et prend ses distances avec la politique autoritaire de Ben Ali. Il effectue son retour après la révolution de 2011, où il devient un acteur essentiel de la transition démocratique.
Il est élu président en 2014, gagnant au second tour contre Moncef Marzouki, président sortant. Pendant la campagne, il est notamment critiqué pour son âge très avancé et pour sa carrière politique passée, le candidat Ahmed Néjib Chebbi (Al Joumhouri, social-démocrate) l’accusant de ne pas être un démocrate, faisant allusion à sa pratique de la torture comme ministre de l’Intérieur.
« BCE » se défend alors en expliquant que son âge constitue autant d’années d’expérience du pouvoir et en rappelant qu’il s’est écarté de la politique pendant vingt ans sous le régime dictatorial de Ben Ali.
Des critiques se font aussi entendre en 2016 lorsqu’il nomme Youssef Chahed chef du gouvernement. Des médias révèlent en effet que Chahed et Caïd Essebsi partagent un lien de parenté, mais celui-ci se révèle plutôt ténu : « le gendre du président [Caïd Essebsi] est le frère de l’épouse de l’oncle de Youssef Chahed », explique le porte-parole de la présidence.
Lors de son mandat, « BCE » s’est posé comme l’un des héritiers du bourguibisme, imitant Bourguiba même dans sa gestuelle. Il n’a eu de cesse de mettre l’accent sur la réconciliation nationale, se posant comme le rassembleur de tous les Tunisiens.
Dans les rues de Tunis, à l’annonce de la mort du défunt, le nom d’Essebsi est sur toutes les lèvres. Les femmes, en particulier, lui rendent hommage.
Par son tempérament modéré, le président défunt a aussi incarné la tolérance religieuse. Le titre de son dernier ouvrage, Tunisie, la démocratie en terre d’islam, paru chez Plon en novembre 2016, dit tout.
En janvier 2014, quelques mois avant son élection, « BCE » a été l’un des inspirateurs de la nouvelle Constitution, qui reconnait la liberté de conscience tout en faisant de l’islam sa religion.
Cette Constitution, qui est inédite dans le monde arabo-musulman, a été le fruit d’un compromis entre Caïd Essebsi et les islamistes d’Ennahda.
■ Quel leg de «BCE» à la Tunisie d’aujourd’hui ?
Entretien avec Sophie Bessis, historienne et journaliste franco-tunisienne.