Elihu KATZ et Paul L. LAZARSFELD (1955/2008), Influence personnelle. Ce que les gens font des médias. On doit au sociologue français Daniel Cefaï, du Centre d’étude des mouvements sociaux (Institut Marcel Mauss, École des hautes études en sciences sociales, CNRS), la traduction de cet ouvrage pionnier, qu’il agrémente comme auteur d’une postface faisant office de mise en perspective (« Enquête autour d’un livre. Les études en communication au Bureau de Columbia »).
Table des matières
Elihu KATZ et Paul L. LAZARSFELD (1955/2008), Influence personnelle
Ce chercheur privilégie, entre autres thèmes de réflexion, la sociologie des problèmes publics et la méthodologie de l’enquête de terrain.
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On ne sera donc pas étonné que ce dernier aspect soit au cœur de la démarche collective (et non restreinte aux deux auteurs présents sur la page de garde, j’y reviendrai) ayant abouti à la publication des résultats de la Decatur Study — du nom de la middletown de l’Illinois finalement retenue pour l’étude —, dix ans après son lancement à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
Si le présent volume comporte bien la préface de 1955 des deux auteurs, il est en outre assorti d’une autre à la nouvelle édition d’Elihu Katz lui-même (« L’héritage de Paul Lazarsfeld.
La puissance des effets limités »), traduite comme le reste de la seconde édition américaine, publiée chez Transaction Publishers cinquante ans après l’édition initiale.
La première référence jointe à l’avant-propos du sociologue français Éric Maigret est d’ailleurs révélatrice de l’importance éditoriale de cet anniversaire, puisqu’elle concerne le numéro spécial qu’ont consacré les Annals of the American Academy of Political and Social Science (AAPSS) à « Politics, social networks and the history of mass communications research : Rereading Personal Influence » (2006).
Ce que les gens font des médias
Un épilogue (Afterword) est rédigé par Katz (p. 301-314), où il s’évertue à défendre ce livre et à rappeler le rôle prépondérant des acteurs (y compris les doctorants, à son sens non suffisamment remerciés dans Personal Influence) ayant pris part à cette enquête d’envergure, à la tête desquels Paul Lazarsfeld mais aussi une entité comme Free Press of Glencoe, en raison du rôle pionnier de son éditeur en sciences sociales Jeremiah Kaplan.
Plutôt que de me restreindre au seul contenu de Personal Influence en sa traduction française, il me paraît bon d’élargir le propos au regard rétrospectif et prospectif qu’adopte Katz à l’issue du numéro des Annals (de même du reste que dans la préface à la nouvelle édition), entre souvenirs, mises en perspective et recadrages.
Katz intitule malicieusement son épilogue « True stories ».
Cela lui permet certes de rester indépendant par rapport aux commentaires contemporains émis tout au long de ce numéro des AAPSS : « [… their — based not alone on memory, but on research — are sometimes different from mine » (p. 302), mais plus encore de faire une allusion à peine voilée au magazine américain True Story du même nom, qui se consacre à la confession écrite sous toutes ses déclinaisons depuis plus de quatre-vingt-dix ans.
Qu’a à voir ici une telle publication ? Son premier éditeur, Bernard Macfadden, est en fait à l’origine de l’enquête de terrain de Decatur (avec un apport de 20 000 $) et, de façon indirecte, de la critique de collusion avec les establishments économique et politique, selon laquelle le premier intérêt de la compagnie aurait été de repérer des leaders d’opinion parmi les lecteurs de True Story à même d’orienter leurs concitoyens en matière d’achat et de vote.
Ce point, avec d’autres (la conception de l’étude et la conduite de l’analyse), a été au cœur du différend entre Lazarsfeld et Charles Wright Mills, pourtant recruté comme directeur de l’enquête à Decatur et qui a fini par s’éloigner définitivement de l’aventure en 1952.
Entre autres critiques reprises ici et discutées par Katz mais aussi par Cefaï dans sa postface de la traduction française, on trouve celle du hiatus entre les « gens » (people), celle du sous-titre de l’étude et le fait qu’elle se focalise exclusivement sur des femmes.
Il y a aussi celle de Gitlin (1978) en écho à Mills, le niveau microscopique et à court terme pour mesurer les changements de pratiques qui représente une cote mal taillée, et donc peu pertinente, de même qu’est discutable selon lui l’équivalence fonctionnelle et commensurable entre pouvoir des médias et pouvoir des personnes.
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Dans le numéro des Annals, Katz donne à voir une dimension supplémentaire dans les critiques faites par certains contributeurs, ce qu’il appelle les « prétentions universalisantes » (universalistic pretensions) prêtées à Personal Influence, « overgeneralizing its findings as if they were applicable anywhere and anytime », ce que l’auteur nuance par le fait que les sciences sociales se trouvent limitées par des aspects contextuels de recherche (par exemple selon qu’est privilégié le laboratoire ou le terrain), ce qui n’est pas sans restreindre le caractère généralisable des résultats obtenus (p. 306).
Dans l’introduction au livre collectif Les sens du public, du nom d’un colloque organisé à l’Université de Picardie au début des années 2000, Cefaï fait le rappel suivant, avec Dominique Pasquier :
Dès les années quarante, on voit se dessiner une problématique dominante autour de la question des effets. Elle met au cœur de son dispositif les interactions entre contenus et récepteurs, mais elle le fait d’une manière très restrictive en adoptant une approche béhavioriste. De plus, elle travaille une notion de public prise en aval du processus de réception sans vraiment se soucier du phénomène de constitution sociale des interprétations. D’une certaine manière, la problématique des effets aura donc été une entrave à la réflexion sur la question des publics. Toutefois, certains travaux menés autour de P. Lazarsfeld ont ouvert une piste essentielle : la communication interpersonnelle a la capacité de contrecarrer la communication médiatique. Le processus de l’influence personnelle est pointé à propos des leaders d’opinion dans The People’s Choice (1948), puis systématisé dans Personal Influence (1955) (2003 : 35. Je souligne).
L’expression « constitution sociale des interprétations » me paraît assez bien représenter les enjeux à la fois collectifs et (inter)individuels qui traversent Personal Influence.
Encore faut-il bien distinguer entre ce qui revient à Katz
— la première partie, bien que ce dernier conditionne plus largement la réussite de l’entreprise à son « organizational structure » (AAPSS, p. 304)
— et aux autres contributeurs forts de l’étude en matière d’analyse et d’interprétation des données (AAPSS, p. 302 et p. 305) : Peter Rossi (partie 2, section
2) quant au relatif impact des médias de masse officiels (radio, journaux, magazines) et de l’influence interpersonnelle
— y compris par l’entremise des vendeurs
— dans la prise de décisions et les types de changements opérés dans les domaines des courses et de la mode, mais aussi dans le choix d’un film ;
David Gleicher et Leo Srole (partie 2, section 3) pour ce qui concerne le traitement de la question du leadership (qui influence qui), jusque dans les affaires publiques, et de la description du flux de l’influence selon trois dimensions significatives : la phase du cycle de vie, le statut économique et social ainsi que la variable intermédiaire du degré de sociabilité.
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Je l’ai dit, Katz trouve aujourd’hui que ces auteurs n’ont pas été suffisamment remerciés à la hauteur de leur investissement. Le fait qu’il ait eu le même statut qu’eux au moment où Lazarsfeld a fait appel à lui en 1953, une fois que Mills a quitté le navire, n’y est sans doute pas étranger.
Le premier directeur du Bureau of Applied Social Research l’avait en effet chargé d’effectuer leur travail réalisé en amont et de produire une introduction à l’étude considérée comme un tout.
Cela n’est pas sans conséquence puisque Katz est partisan d’une prise en compte des petits groupes sinon des groupes primaires, bien que ce ne soit pas une priorité chez Lazarsfeld, avant tout soucieux de voir si ses hypothèses antérieures sur les décisions de vote peuvent être confirmées dans d’autres domaines par l’intermédiaire de la Decatur Study et de sa méthodologie.
Katz fait en tout cas écho dans la première partie de Personal Influence à des travaux précurseurs, à l’instar de The American Soldier (1949), ce qui lui permet de décliner le groupe dans différents contextes.
Dans sa postface, Cefaï a bien pointé l’importance d’un auteur dans la démarche suivie par Katz : Edward Shils (1951).
L’intérêt de l’afterword de Katz dans les Annals, c’est qu’il revient plusieurs fois sur l’influence de Shils, comme s’il répétait la prégnance de cet auteur à cinquante ans de distance.
Mieux, il l’éclaire d’un jour nouveau puisqu’il en précise les contours, contrairement au texte initial où, par-delà les mentions multiples qu’il en fait, il se limite à « réitérer [sa] dette vis-à-vis de [son] article de 1951 » et à en souligner l’« excellente discussion des antécédents et de l’actuelle floraison de la recherche sur les petits groupes » (respectivement p. 52 et p. 58 de la traduction française, en note en bas de page).
C’est ainsi qu’il fait d’abord valoir que la « théorie de la société de masse » était remise en cause par Shils et d’autres qui voyaient le groupe primaire comme base des structures institutionnelles.
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Soit le thème que Katz a poursuivi dans la première partie de Personal Influence, encouragé en cela par Shils en personne, mais aussi par d’autres auteurs tels que Homans, Lewis, Bales ou Festinger, et plus globalement par la recherche en psychologie sociale sur le petit groupe.
Avant d’ajouter que
[…] the question of whether Shils influenced me to move in this direction, or whether the routing proceeded differently […] is a small question compared with the big one of whether the retreat from mass society and powerful effects was a capitulation to the powers (and clients) that be (2006 : 310).
Pour Katz, c’est la découverte par Lazarsfeld du rôle médiateur de l’influence interpersonnelle dans le flux des communications de masse — soit le rôle du désormais célèbre « flux de communication à deux temps » dans le processus de persuasion de masse — qui l’a amené à penser qu’il serait intéressant de passer en revue la littérature américaine florissante sur les petits groupes dans les années 1950, dans les domaines de la sociologie et de la psychologie sociale, afin d’en apprécier la portée dynamique en matière de consommation des médias, et à en proposer le projet à Lazarsfeld.
À ce titre, Katz revient sur une objection prononcée par l’un des contributeurs du numéro des Annals, Jefferson Pooley (2006). Pour celui-ci, c’est plutôt Lazarsfeld qui a trouvé dans les études de Shils sur le groupe primaire un possible cadre théorique pour ses résultats récurrents selon lesquels le pouvoir des médias dans la manière d’influencer les décisions quotidiennes pourrait être secondaire par rapport au rôle de l’influence interpersonnelle, « an idea that I then developed », précise Katz (p. 305).
Un autre intérêt du texte de Katz de 2006 réside dans le passage suivant :
The book was completed in 1955, when my Part One, relating interpersonal and mass communication, situated the Decatur Study in that context of (what today might be called) social networks, very different from the image of mass society and mass manipulation that underlay early thinking on the mass media (p. 304. Je souligne).
1 Selon Katz, The Drug Study, à laquelle il a collaboré avec James S. Coleman et Herbert Menzel (1966 (…)
L’auteur requalifie après coup une perspective de recherche, celle sur les réseaux sociaux, qui va faire florès plus tard, mais comme s’il en avait eu l’intuition dès les années 1950, une manière subtile sans doute de se donner à voir comme précurseur en la matière.
Dans sa préface à la nouvelle édition, il ne dit du reste pas autre chose (« [… aujourd’hui, le champ de recherche sur les réseaux sociaux est en pleine expansion, inspiré en partie par l’héritage de la tradition de Columbia », p. 19 de la traduction française), mettant l’accent par exemple sur The Drug Study, qualifiée ici de « surgeon » (autrement dit de rejeton, nouveau jet qui pousse sur la souche ou descendant), ou sur des recherches plus contemporaines, à l’instar des travaux de Malcolm Gladwell (2000) ou de Duncan Watts (2003)1.
Pour Katz, il est clair cependant que, contrairement aux études sur la réception, les médias sont aujourd’hui les grands absents de l’analyse, là où il faudrait les réintroduire.
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Comme l’écrit Cefaï en fin de chapitre 7 de sa postface (« La cartographie grand angle des effets des médias »), « sur la scène des sciences de la communication en recomposition dans les années 1970, la thèse des est devenu l’ennemi à abattre » (p. 377).
En même temps, on relèvera l’objectif de l’auteur — pour mieux y souscrire —, celui de faire de sa postface une invitation à ne pas lire Personal Influence exclusivement comme un classique de « sciences de la communication », ainsi qu’il l’énonce au début de son propos (p. 325).
Comme le dit encore l’auteur, on peut reprocher à ce livre, résultat d’une entreprise collective sous l’égide du Bureau of Applied Social Research, « le caractère désincarné », j’ajouterais même parfois aride, de ses analyses, de même qu’un dispositif d’enquête « pas assez affiné » (note 1, p. 384).
Mais c’est aussi un travail où transpire la franchise, sinon l’honnêteté intellectuelle, de ses auteurs (les exemples ne manquent pas, en particulier dans la deuxième partie) quant aux « limites de la fiabilité de leurs données et de la validité de leurs analyses » (p. 369), et ce, jusque dans la manière de construire le propos, parsemé régulièrement de bilans intermédiaires ou de retours en arrière, pour ne rien dire des abondantes notes en bas de page, certaines assez longues, souvent précieuses pour mieux apprécier ce qu’aurait pu ou ce que pourrait être cette enquête par-delà les contingences d’un terrain qui résiste ou les contraintes propres à l’administration de la recherche, voire le statut de doctorant de ceux qui ont pris une grande part à son écriture.
Ce dernier point peut du reste en partie expliquer ce qui précède, à savoir le souci de bien faire tout en privilégiant une démarche réflexive, ce en quoi ce livre — sans le confiner au registre du modèle qu’il n’est pas — peut aussi intéresser les actuels ou futurs doctorants.
2 Pour une appréciation plus fine des enjeux méthodologiques, voir Grumbach et Herpin (1988). Les aut (…)
Cela dénote bien au final son caractère d’œuvre pionnière à même de proposer des articulations entre passé et avenir, tant elle contient en germe des questionnements susceptibles d’être repris ailleurs.
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En cela, Katz représente un bon relais, en connaissance de cause. D’où ici le parti pris de références appuyées à son afterword de 2006, qui offre une manière de cheminement heuristique et de témoignage sur la manière dont évoluent des enjeux de connaissance fortement contraints par leur cadre scientifique de départ et les choix méthodologiques choisis, dont in fine la validité pour les besoins de la preuve peut être sujette à caution2.
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Auteur : Jean-Michel Rampon
https://doi.org/10.4000/communication.2550
Référence(s) :
Elihu KATZ et Paul L. LAZARSFELD (1955/2008), Influence personnelle. Ce que les gens font des médias, Paris, Armand Colin/Institut national de l’audiovisuel