Enseigner l’économie des médias ou écrire dans ce domaine a été, à bien des égards, une gageure pour ceux qui relèvent des sciences de l’information et de la communication, discipline reconnue depuis une trentaine d’années comme champ spécifique désigné au Conseil national des universités sous l’intitulé de 71e section, celle-ci relevant des « nouvelles humanités » avec les autres sections de cette dizaine (dont, par exemple, les sciences de l’éducation).

Nommé voici 25 ans dans une filière de formation au journalisme pour y enseigner l’économie des médias, après un parcours professionnel d’une douzaine d’années de journaliste diplômé et un cursus universitaire en psychologie sociale, j’ai dû constater à quel point le terrain était vierge en savoirs établis comme en données régulières et accessibles. Je ne pouvais que partager les constats d’alors de Nadine Toussaint. Venant de l’économie, elle avait ouvert cette voie à l’Institut Français de Presse (Paris II).

Comme elle l’expliquait dans les deux premières éditions de son « Que sais-je ? » sur L’économie de l’information (devenu par la suite L’économie des médias), il s’agissait bien d’une « approche économique délaissée » [1][1]Nadine Toussaint-Desmoulins, L’Économie de l’information, PUF,….

Parmi les constats que je pouvais partager avec elle : la nature de l’information, des médias, de leurs fonctions et représentations dans la société en dehors du champ de l’économie, la place mineure d’un tel secteur d’activités par rapport à la référence qu’est le Produit intérieur brut etc. Mais surtout, l’absence de statistiques suffisantes, publiques ou privées, et de structures de collectes régulières des données utiles et déterminantes.

Un cadre statistique en développement

2Depuis, certes et sans pouvoir être ici exhaustif, il y a eu bien des changements et évolutions dans les approches statistiques et études d’impacts ainsi que dans leurs performances.

Le Service juridique et technique de l’information (SJTI) est devenu la Direction du développement des médias (DDM) qui, tout en défendant son approche statistique propre, collabore de plus en plus avec l’INSEE.

L’ancien Office de la justification de la diffusion (OJD) de la presse a passé le relais à Diffusion contrôle (DC).

Le Centre d’études d’opinions (CEO) du temps du monopole du service public a servi de lancement, en 1985, à Médiamétrie dans un contexte audiovisuel transformé.

Le Centre d’études des supports de publicité (CESP) s’est développé, a changé de statut pour l’expertise et la certification au service des annonceurs et laissé à d’autres les études proprement dites sur l’impact de la diffusion des supports de toute nature.

L’Institut de recherche et d’études publicitaires (Irep) a également amélioré ses capacités d’analyse des marchés au service des annonceurs et travaille depuis une demi-douzaine d’années avec France Pub, la société d’études de la Comareg.

Pour l’audiovisuel, le Centre national de la cinématographie (CNC), avec ses missions renforcées, offre un état annuel des connaissances des industries de production.

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) est devenu, lui aussi, une des sources d’information certifiées du fait de l’obligation de chaque média audiovisuel de lui établir un rapport annuel etc.

Bref, même si la question de l’harmonisation de toutes ces données reste posée, ces mutations ont permis de cerner au mieux un environnement économique spécifique à l’activité des médias ou des industries culturelles en général, d’engager des études et recherches et de donner des assises à des enseignements.

Un tel processus s’est développé à l’échelle des institutions européennes et internationales même s’il ne donne pas non plus toute satisfaction. Les membres des SIC spécialisés dans ces différents domaines s’y sont de plus en plus investis.

D’une variable économique à une production de sens

3Cependant, ces constats rappelés, on relèvera que les expressions d’économie des médias, d’économie des biens culturels ou d’économie de la création audiovisuelle, voire celle de « nouvelle économie » avec les modes d’échanges induits par les technologies de l’information et de la communication (TIC), représentent des secteurs plus ou moins spécifiques peu investis par les économistes.

4Certes, enseigner l’information est une préoccupation dans l’étude des processus économiques. Mais le mot, l’idée ou le concept, font qu’elle n’est guère considérée comme une « ressource naturelle », une « marchandise comme une autre », un « bien » ou un « produit » stricto sensu, que ce soit de façon artisanale ou industrielle.

Or, sur le registre de la philosophie politique, « l’information n’a pas de prix » à l’instar de ce qu’un réformateur comme Luther, en plein essor de l’imprimerie artisanale au xvie siècle – soit bien avant les Lumières et tous ceux qui ont poursuivi dans cette voie pour désigner un « bien public » – a pu déclarer : « Gedanken sind Zollfrei » (Point de droits de douane pour les pensées).

5Pourtant, le mot participe de la théorie économique, ne serait-ce que dans le processus de fixation des prix dans le modèle concurrentiel. Il suffit de se reporter à la fonction du commissaire-priseur en charge d’apprécier (voire de mesurer !) l’équilibre de l’offre et de la demande tel que Léon Walras l’a décrite dans ses Éléments d’économie pure (1874-1887) : le juste prix est établi grâce à l’information pure et parfaite résultant des échanges.

L’information économique et boursière au service des agents déterminants de l’économie est dans la discipline telle qu’elle s’est construite comme champ d’un savoir ayant une visée opérationnelle.

Mais, dans cette conception courante, l’information concerne principalement « la finance et non pas la production de sens », comme nous l’a rappelé un membre de la 5e section du Conseil national des universités (CNU), celle des économistes.

La question de la gestion des carrières par disciplines universitaires

6Une autre approche des réserves, réticences ou incompréhensions de l’évolution du secteur des médias, au sens évoqué ici, réside dans l’entrée dans la carrière et le modèle de celle-ci au sein de l’université française via la 5e section du CNU.

Le parcours « pur et parfait » implique pour un maître de conférences de suivre les canons des savoirs théoriques, ceux de la modélisation des analyses et des observations finalisées dans des formules mathématiques.

Bref, il s’agit d’accepter un apparentement avec les sciences dites « dures » opposant de fait les « matheux » aux « philosophes », voire aux « politiques » de l’économie faisant référence à la sociologie ou autres sciences sociales [2][2]À l’instar de l’ouverture de l’économie telle que défendue par….

7Ces derniers relèvent d’une époque révolue où ils pouvaient se faire entendre dans les opinions publiques, celle marquée par les analyses marxistes, plus ou moins présentes au sein de l’Université et manifestes dans les débats politiques. Elles ont depuis été balayées par le courant de l’économie libérale, expression de la mutation du terme ancien de « capitalisme » apparemment devenu désuet.

La démarche de l’agrégation, avec son idéalisation des niveaux de savoirs, est de ce point de vue déterminante. Déjà pour un doctorant désireux d’embrasser une carrière universitaire ou de chercheur, l’économie appliquée avec ses approches factuelles et sectorielles n’est pas une entrée valorisée et convaincante pour la plupart de ses pairs.

En particulier ceux ultérieurement en charge de la qualification dans les corps des maîtres de conférences et de professeurs et du recrutement sur un emploi. Les mass media ne constituent pas un objet d’études fondamentales.

Ils sont ambigus du point de vue des normes visibles ou partagées par les économistes du point de vue de leur approche de la production. On retrouve ici le problème des normes dominantes et des comportements sociaux propresà chaque discipline.

Une évolution en cours ?

8La situation évolue, non pas seulement du point de vue des savoirs considérés en soi, mais des changements de fait des relations économiques à l’échelle mondiale et de ce que l’on désigne couramment par « l’air du temps ».

Les SIC se sont évidemment enrichies avec des enseignants-chercheurs venus de l’économie, désireux de sortir des « canons » en vigueur dans le contexte rapidement brossé, ainsi qu’avec d’autres issus d’autres disciplines préoccupés par l’économie des « industries culturelles », des « industries de l’imaginaire » ou, plus simplement, de l’économie de l’information ou des médias en général.

9Dans le contexte de l’évolution que nous avons connue avec la phase idéologique de « la nouvelle économie » des années 1990, et qui a engagé bien des travaux de chercheurs de « l’économie de l’innovation » depuis, les liens paraissent inévitables. Il est vrai que les TIC transforment les échanges, marchands et non marchands, donc toute l’économie au sens habituel.

De ce fait et de toute évidence, les SIC pourraient, encore jeter davantage de ponts avec l’économie pure et dure eu égard à leurs logiques inter-, pluri- et transdisciplinaires face à la nature des objets de leurs champs car ils concernent inévitablement d’autres disciplines à l’instar de l’économie, de la science politique, des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales en général.

À elles d’inciter les économistes à retrouver les dimensions sociales et humaines dans les échanges à la fois matériels et immatériels caractérisant la production des « biens culturels » et examinés en tant que tels dans le domaine d’observation et de recherche qui est le leur.

Notes

  • [1]Nadine Toussaint-Desmoulins, L’Économie de l’information, PUF, Que sais-je ? n° 1701, Paris, 1978 (1re édition ; 2004, 5e édition).
  • [2]À l’instar de l’ouverture de l’économie telle que défendue par Vilfredo Pareto, successeur de Walras à l’Université de Lausanne, qui a traité aussi bien de l’économie politique, que de l’économie mathématique avant d’écrire son Traité de sociologie générale (1916).

Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013

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