C’est l’une des révélations de la rentrée littéraire. Avec son premier roman, Rhapsodie des oubliés (La Martinière), Sofia Aouine dresse un portrait truculent de son quartier, le XVIIIe arrondissement de Paris. Et part à la rencontre de son propre destin.

Voilà des années que Sofia Aouine arbore avec panache la verve de son quartier et un sens de l’humour qui la rend invincible. Elle incarne l’une de ces personnalités qui font tout le piquant de Barbès-Rochechouart, toujours prête à poster sur sa page Facebook les derniers tags de ses rues, où les bribes de conversations absurdes captées dans le métro ou les cafés.

Derrière cette armure rigolote, Sofia Aouine se bat aussi depuis des années, comme une lionne, pour faire la lumière sur son passé et se tracer un avenir.

« Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans ».

Cette phrase, que son éditrice a choisie pour faire la promotion de son premier roman, représente le point de départ de l’histoire d’un adolescent de 13 ans, Abad, d’origine libanaise, habitant de la Goutte d’Or. Ce Gavroche des temps modernes, derrière lequel on trouve l’auteure, va se découvrir, lui et le monde, dans cet environnement.

Un mot de Françoise Dolto pour énigme

Cette phrase sort aussi directement de la vie de Sofia Aouine, qui revient de loin. Elle ne souhaite pas s’appesantir sur son histoire personnelle – ce qu’elle a déjà fait dans l’émission de radio La marche de l’histoire sur France Inter en août 2018 – par crainte de se faire étiqueter à vie « Mlle Enfant placée ».

Impossible, cependant, de faire l’impasse sur son enfance. Pour aller vite, Sofia Aouine est née dans les Hauts-de-Seine en 1978, de parents algériens qui ne pouvaient pas s’occuper d’elle. Son père, qui travaille de nuit, l’envoie d’abord tout bébé, de ses 6 mois à 2 ans, au fin fond de la Kabylie, chez sa grand-mère. De retour en France, Sofia est placée par son père auprès de l’assistance publique. Elle arrive dans une pouponnière d’Antony à 2 ans, pour y passer deux mois.

Elle y restera trois ans, avant de grandir dans des familles d’accueil, « un gentil papy Jacquot et une gentille mamie Coco » qui l’ont rebaptisée Sophie, et chez qui elle ne s’est pas sentie « exister ». « J’ai eu une enfance normale, j’allais en colonie de vacances et au catéchisme, mais je ne savais pas que j’étais Algérienne ». De toute sa petite enfance, elle retient ce propos de son père : « Françoise Dolto avait dit que, plus tard, tu serais écrivain ».

Cette phrase a longtemps sonné comme une énigme. La nécessité de la résoudre s’est imposée lorsqu’elle s’attèle en 2013 à son premier roman.

« Je faisais un blocage, de l’autocensure. Je m’interrogeais sur ma légitimité à écrire et n’arrivais pas à écrire des personnages de femmes ».

Elle décide alors d’enquêter sur son dossier de placement et son roman familial. Elle s’aperçoit que son père disait vrai, puisque Françoise Dolto, célèbre pédopsychiatre française, à la retraite au début des années 1980, ne pratiquait plus que dans le foyer d’Antony où elle avait été placée.

« Un conte de fées »

« La phrase de Dolto a déclenché beaucoup de choses, témoigne Sofia Aouine : le droit à l’écriture, prendre la parole, sortir de la honte de 20 ans de placement et d’aide sociale à l’enfance ». L’émission de radio qu’elle est invitée à faire sur France Inter en août 2018 est écoutée par une éditrice du Seuil, qui en parle à la Martinière.

Du coup, Sofia Aouine n’a pas eu besoin d’envoyer partout son manuscrit. Fait rare, son éditeur est allé à sa rencontre, avant même qu’elle ait mis un point final à son manuscrit. « C’est un parcours étrange que ce livre, résume-t-elle. Tout s’est entremêlé. Ce n’est peut-être pas un conte de fées, mais je pense que c’était écrit. »

Ce qui devait arriver est donc arrivé. Depuis fin août, elle passe sur les plateaux de télévision et son roman a été chroniqué par de grands quotidiens. Elle n’en revient toujours pas, mais les bonnes nouvelles s’enchaînent pour elle… Elle répète : « Sortir de cette espèce de honte d’enfant placée, c’est le meilleur service que je me sois rendu, en posant par l’écriture la voix des enfants un peu mis de côté ».

À l’aune de sa volonté et de son récent succès, son parcours pourrait sembler presque dérisoire. Il ne l’est pourtant pas, ourlé du même fil rouge qui l’a conduite à réaliser la prophétie de Dolto. « On m’a légué du silence et de la violence, sur lesquels j’ai pallié avec la culture, le cinéma », dit-elle. Avant d’ajouter : « La radio est ma mère et Truffaut est mon père ».

À 21 ans, elle passe une équivalence pour faire une faculté de lettres modernes option théâtre.

En 2003, à 25 ans, elle part pour la « première » fois en Afrique. Sur ses économies de gardienne de cité universitaire, elle se paie un voyage au Burkina Faso, pour assister au festival des Récréâtrales.

Dix ans de reporter radio

À l’époque, elle ambitionne de faire une thèse sur le théâtre francophone postcolonial, en comparant le théâtre algérien avec les scènes d’Afrique de l’Ouest. Elle n’est jamais allée jusqu’au bout de ce projet, car elle rencontre au Burkina une journaliste de RFI qui l’éblouit.

« Elle faisait le métier de mes rêves, mettre en valeur des voix d’artistes, voyager, travailler dans un temps qui n’est pas celui de l’hystérie du journalisme. J’avais déjà un goût pour la radio, mais de la voir avec son gros nagra à bandes m’a donné envie de faire la même chose ».

Dont acte. Après un stage au service de presse de RFI en 2004, elle va taper à plusieurs portes, et l’une d’entre elles s’ouvre : Jean Lebrun, à France Culture, lui donne sa chance.

Elle devient pigiste, participe à plusieurs émissions dont Travaux publics (France Culture), Cahier Nomade (RFI), Reines d’Afrique (RFI), L’Afrique enchantée (France Inter), Marocains d’ailleurs (Rabat Chaîne Inter).

Conclusion : « J’ai plus appris en 10 ans de radio qu’en étant élevée par mes parents. Écrire, c’est la même envie de faire passer des voix et un bout de soi à travers les autres, de fabriquer la mémoire de demain ».

Pas étonnant, dès lors, que Sofia Aouine écrive comme elle parle, l’oreille en alerte sur la musique des mots.

« Mes personnages sont nés comme naissent des amis imaginaires. Ce gamin, Abad, est né parce que je n’arrivais pas à prendre la parole. Je me suis représentée par un personnage à la Antoine Doinel, de Truffaut, ces gamins qu’on n’écoute pas et qui n’ont pas d’enfance. Il y a Gervaise, la prostituée, Odette, la psy, la fille d’en face… Chaque personnage est un atome qui raconte ce quartier, un Paris populaire qui est en train de disparaître et dans lequel je me noie aujourd’hui ».

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