Les juges de la CPI ont précisé les raisons pour lesquelles l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo a été acquitté. Quelles sont les suites de cette décision ? Entretien avec le juriste béninois Roland Adjovi.
Roland Adjovi est professeur adjoint à l’Université Arcadia aux Etats-Unis. Il a notamment travaillé à la Cour pénale internationale (CPI) et au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Franceinfo Afrique : en parcourant la dernière décision de la CPI sur l’affaire Gbagbo, on constate que l’incapacité de la procureure à fournir des preuves concluantes est au cœur des motifs de l’acquittement. Ce problème de la charge de la preuve se pose depuis 2013. Le bureau de la procureure n’est-il pas à la hauteur de la tâche ou y a-t-il un autre problème?
Roland Adjovi : Le principe du procès pénal est que l’accusation doit prouver la culpabilité de la personne accusée. En conséquence, le raisonnement du juge tourne autour d’une question simple : savoir si l’accusation prouve ses allégations au-delà de tout doute raisonnable. A défaut, l’accusé est acquitté. Dans le cas de la CPI, il est clair que les crimes internationaux relevant de sa compétence s’inscrivent dans un contexte complexe qui les rend difficiles à prouver.
Le bureau du procureur ne paraît pas avoir une méthodologie efficace pour collecter les preuves indispensables afin de convaincre les juges. Sur 15 affaires closes, seules trois personnes ont été condamnées à ce jour (A. Al Mahdi, G. Katanga et T. Lubanga). Cela montre qu’il n’est pas encore à la hauteur. Il faut espérer qu’il s’améliore vite en apprenant de ses nombreuses erreurs. A ce niveau de responsabilité et avec les risques encourus par l’individu mis en cause, il est souhaitable que l’accusation soit plus que solide.
Cela ne crée-t-il pas un précédent quant à la façon d’évoquer les crimes qui renvoient les individus devant la CPI ? Ne faut-il pas, dans ce contexte, prendre des précautions oratoires quand on parle d’eux dans l’espace public puisqu’on peut les acquitter après de longues années de procédure? Et ce y compris quand il y a eu des morts du fait des évènements politiques dont ces individus sont les acteurs.
Dans toute justice pénale, l’acquittement reste une option. Malheureusement, dans ces affaires de crimes internationaux, il est fréquent que l’opinion publique soit convaincue de la responsabilité de l’individu mis en cause. On pourra difficilement y changer quelque chose.
Il est néanmoins essentiel que les professionnels soignent leur langage pour distinguer l’individu, qui n’a pas été condamné et est donc présumé innocent, de l’individu qui a été condamné. Il s’agit d’une obligation professionnelle et éthique aussi bien pour les juristes impliqués dans la procédure que pour les journalistes qui en rendent compte. La présomption d’innocence est le fondement de la justice pénale. Cependant, le non-respect de cette obligation reste difficile à sanctionner à ce jour.
En se penchant sur le profil des personnes condamnées par la CPI, on se rend compte que les chefs militaires sont plus « facilement » écroués que les hommes politiques : Jean-Pierre Bemba et Laurent Gbagbo ont été acquittés. Serait-il plus facile de condamner les premiers et si c’est le cas, n’est-ce pas une faiblesse pour la CPI ?
Les crimes internationaux sont complexes et il est donc difficile d’établir la relation entre un individu et l’acte criminel. Pour le militaire, les relations entre le chef, l’exécutant et la victime sont plus faciles à déterminer aussi bien en droit que dans les faits. Dans l’armée, la chaîne de commandement est claire et elle permet d’identifier la responsabilité du chef.
Quand il s’agit de relations qui engagent des civils, la question devient plus délicate. L’autorité d’un responsable civil sur les forces engagées dans des hostilités est inscrite en droit. Cependant, elle est difficile à prouver dans la pratique. Ce n’est toutefois pas impossible. Dans le cas du génocide rwandais, des maires, des préfets et des ministres ont été condamnés parce qu’ils avaient organisé des réunions et/ou établi des listes de personnes à éliminer.
Que va-t-il se passer maintenant que les raisons de l’acquittement sont disponibles par écrit ?
Les parties pourront faire appel puisque les motifs de l’acquittement sont désormais connus dans le détail. Logiquement, seul le bureau du procureur le fera. La décision de la chambre publiée le 16 juillet 2019 rend compte de la dissension entre les juges et lui donne matière à contestation. Nous tendons vers le terme de l’affaire, mais cela peut prendre encore une autre année avant qu’elle ne soit définitivement close.
Le délai pour permettre à la procureure de faire appel n’a pas été prorogé. Pourquoi ?
L’appel se fait en deux temps : d’abord on dépose une notification des motifs d’appel, puis un mémoire détaillé pour les expliquer. La procureure a demandé une prorogation des délais pour ces deux étapes. Pour la notification, elle a obtenu un délai de 30 jours au lieu des 55 demandés. Quant au mémoire, elle ne bénéficiera que de 90 jours au lieu des 145 réclamés.
En résumé, elle a 60 jours, à compter du 16 juillet 2019, pour notifier les motifs d’appel et trois mois pour déposer ses conclusions. En d’autres termes, la chambre d’appel devrait avoir reçu les motifs et le mémoire d’appel de l’accusation au plus tard à la mi-octobre.
Si les juges n’ont accordé qu’en partie les délais demandés par le bureau du procureur, c’est tout simplement parce qu’ils ont estimé que les justifications fournies étaient trop vagues pour motiver une décision positive.
Pour finir, rappelons que le droit d’un accusé à connaître l’issue de son procès exige une certaine diligence dans la gestion de son dossier. C’est cela que les juges veulent garantir à Laurent Gbagbo et à Charles Blé Goudé. Dans tous les cas, nous saurons au plus tard à la mi-septembre si la procureure fait appel ou non.
Si la procureure est déboutée à l’issue de la procédure, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé auront-ils droit à des dédommagements ?
Cela ne sera tranché qu’après l’appel, si l’acquittement est confirmé. Jusqu’ici, la justice pénale internationale a été très réticente à s’engager sur cette voie, mais la CPI a prévu cette situation dans l’article 85 du Statut de Rome.
Il faut donc attendre pour connaître l’interprétation qu’en feront les juges. Jean-Pierre Bemba a déjà introduit une requête dans ce sens, mais il n’y a pas encore eu de décision