La Conférence de Berlin 15 novembre 1884 – 26 février 1885. Au premier abord, en fonction de la date et du lieu, le lecteur non informé pensera qu’il s’agit d’une conférence intra-européenne destinée à proposer un règlement pour l’une ou l’autre des nombreuses situations de conflit qui ont secoué ce continent européen et conduit à la recherche de compromis au cours du 19e siècle.
On peut donc être surpris qu’il s’agisse ici d’une conférence – à vrai dire de la première conférence internationale concernant le continent africain dans son ensemble, et plus particulièrement la question de l’Afrique centrale.
En réalité, ni la date ni le lieu de cette conférence ne peuvent rester longtemps un sujet d’étonnement. 1884-1885, c’est le moment précis où la relation de l’Europe envers l’Afrique centrale passe d’une occupation côtière et d’un flux d’échanges limité à la prise de possession et à la volonté d’exploitation d’une immense partie du continent africain, accompagnées par un partage de l’Afrique entre puissances européennes.
Ce partage est réalisé sur un rythme vertigineux à partir du milieu des années 80, il sera achevé en un peu plus de vingt années – trente ans si l’on y inclut également la perte des colonies par l’Allemagne en 1918.
Quant au lieu de la Conférence internationale, il n’est en fait pas non plus un sujet réel d’étonnement. Au milieu des années 1880, l’Allemagne de Bismarck est devenue – quinze ans après la réalisation de son unité – la plus grande puissance économique et politique de l’Europe.
Rien de surprenant donc à ce que Otto von Bismarck cherche à ajouter une composante diplomatique à la puissance de l’Empire.
Plus surprenante par contre est son intervention dans la question africaine pour laquelle il n’a jamais antérieurement manifesté que son hostilité : « Les colonies seraient pour nous, Allemands, semblables aux manteaux de zibeline doublée de soie des nobles polonais qui n’ont pas de chemise pour porter en dessous », et « Nous ne sommes pas encore assez riches pour nous permettre le luxe de posséder des colonies » [1]
[1]
Cité par : Henri Wesseling : Le partage de l’Afrique, traduit…, déclare-t-il dès 1871, et il maintient longtemps par la suite ce point de vue.
Crainte du coût élevé des colonies, absence de flotte allemande, nombre limité de maisons commerciales intéressées à l’origine, centrage de la politique extérieure allemande sur les questions paneuropéennes : cela faisait beaucoup pour trouver un intérêt à une quelconque politique coloniale où Français et Britanniques se disputaient déjà la première place.
Table des matières
Conférence de Berlin 15 novembre 1884 – 26 février 1885
L’intérêt soudain de Bismarck pour cette politique coloniale s’explique cependant en fonction de facteurs internes et externes.
À l’intérieur du Reich tout d’abord, le Chancelier veut exploiter ce thème à des fins électorales : l’option coloniale « pouvait contribuer à un consensus national et aurait pour effet que l’attention du peuple serait détournée des problèmes sociaux et économiques, et attirée sur les succès remportés par la nation » [2]
[2]
Henri Wesseling, ibid., p. 214. Christine de Gemeaux : Bismarck….
Quant à la question du coût élevé d’une politique coloniale allemande, elle put être contournée à la suite d’un mémoire rédigé par un Conseiller secret des Affaires étrangères et transmis en avril 1884 : créer des « Compagnies à charte » devant exercer la souveraineté et diriger l’administration dans les colonies concernées en échange du monopole commercial qui leur était attribué permettrait d’acquérir des colonies sans charge financière et avec peu de contraintes pour l’État.
Ce modèle fut appliqué immédiatement pour le Sud-Ouest africain, et l’Allemagne acquit ensuite en moins d’un an (avant et pendant la Conférence de Berlin) le Togo, le Cameroun et l’Afrique orientale allemande (février 1884 – février 1885).
La Conférence de Berlin ne relève donc pas d’un caprice mais d’une volonté délibérée, ceci d’autant plus qu’il faut tenir compte des stratégies de politique étrangère.
De toute évidence, Bismarck entre sur l’échiquier de la diplomatie internationale en matière coloniale pour y faire évoluer ses pièces maîtresses face aux puissances coloniales – et particulièrement face à la France et à l’Angleterre.
Au milieu des années 80, O. von Bismarck voyait en particulier d’un œil très favorable la possibilité de soutenir, sans aller trop loin, la politique coloniale de la France pour détourner ne serait-ce qu’un temps son regard de la ligne bleue des Vosges [3]
[3]
Henri Wesseling, ibid., p. 213-214 ; Christine de Gemeaux, op.….
Ainsi, la brève période fin 1884 – début 1885 vit naître cette curieuse et éphémère situation d’une communauté d’intérêts relative et assumée entre l’Empire allemand et la République française.
Quant aux enjeux diplomatiques globaux de la Conférence, nous y reviendrons à plusieurs reprises dans les développements qui vont suivre.
Convocation de la Conférence, principes directeurs
Jusqu’au milieu des années 1880, l’Afrique centrale n’est, pour les Européens, centrale que de nom.
L’attention se tourne surtout vers l’Égypte où Anglais et Français doivent intervenir, la Tunisie sous protectorat français à partir de 1881, l’Afrique orientale dominée par les Anglais…
Les Européens n’en sont, en Afrique centrale qu’au stade de l’exploration par les Livingstone, Stanley, Brazza…
Mais en 1882-84, les Portugais qui ont « découvert » le Congo dès 1482 et y détiennent les droits les plus anciens, réactivent la question congolaise parce qu’ils voient arriver dans cette zone des Anglais qui passent des accords avec des chefs indigènes des régions côtières.
Il s’ensuit une négociation anglo-portugaise qui évolue favorablement lorsque les Anglais apprennent en 1882 la signature au bénéfice de la France du traité entre Savorgnan de Brazza et Makoko sur la rive droite du fleuve Congo.
L’Angleterre choisit dès lors de favoriser le Portugal, moins dangereux que la France, et son gouvernement signe le 26 février 1884 un traité reconnaissant la souveraineté portugaise sur toute l’embouchure du Congo.
Le parlement anglais, majoritairement hostile au Portugal, refuse certes de le ratifier, mais l’onde de choc s’est déjà propagée : la France s’oppose à cet accord, la Belgique (ou du moins le Roi Léopold) intervient également,… et Bismarck voit dans cette suite d’incidents une possibilité d’entrer dans ce jeu à bandes multiples et qui plus est d’en fixer les règles (alors qu’il vient à peine d’y entrer).
En avril 1884, Bismarck fait savoir à l’Ambassadeur de France que l’Allemagne souhaiterait une initiative de concertation sur la question africaine. Paris accorde son soutien à cette initiative en septembre, et Lisbonne et Londres ne tardent pas à donner leur accord sur la base d’une conférence qui doit débuter à Berlin le 15 novembre 1884.
Rien n’a été épargné pour attester le caractère international de la Conférence, ce qui explique le nombre très élevé de pays invités (quatorze) : ceux qui avaient participé au Congrès de Vienne auxquels s’ajoutent quelques États concernés pour différentes raisons par les questions africaines [4]
[4]
Elikia M’Bokolo : Afrique noire, histoire et Civilisations,….
En réalité, on trouve à Berlin un premier cercle de pays plus directement concernés : l’Angleterre, le Portugal, la France, l’Allemagne auxquels il faut ajouter la Belgique, les Pays-Bas, les États-Unis, l’Espagne, puis un second cercle de pays destinés à « confirmer l’assentiment général » : l’Autriche-Hongrie, la Suède-Norvège, le Danemark, l’Italie, la Turquie et la Russie.
Les questions à aborder lors de la Conférence concernent :
- *la liberté de commerce dans le bassin du Congo ;
- *la liberté de navigation (réglée pour l’Europe lors du Congrès de Vienne) pour le bassin du Congo et du Niger ;
- *la définition de règles à observer pour les occupations futures qui interviendraient sur les côtes africaines.
Ces questions fort concrètes étaient cependant placées sous le principe englobant d’une visée humaniste que Bismarck lui-même souligne dès l’ouverture de la Conférence dans son bref discours inaugural le 15 novembre 1884 : il s’agit, à travers toutes les décisions qui seront prises, d’ouvrir l’Afrique à la civilisation et aux bienfaits de l’économie et du commerce dans un monde en marche vers le progrès.
5Cette visée humaniste et progressiste est le plus souvent mise en avant pendant les trois mois et demi où se répartissent les dix séances de la Conférence (du 15 novembre 1884 au 26 février 1885).
Ceci notamment en ce qui concerne le rôle des missions religieuses, l’exigence de concrétisation pour l’Afrique centrale de l’abolition de l’esclavage.
Celui-ci était, malgré les traités et interdictions, toujours pratiqué à cette époque en particulier à partir du Royaume de Zanzibar, pourtant protégé par l’Angleterre, ou de l’embouchure du Congo dans une moindre mesure.
Le texte adopté à Berlin à ce sujet, sous l’impulsion de l’Angleterre et la proposition de la France, stipulera : « Article 9 : Conformément aux principes du droit des gens tels qu’ils sont reconnus par les Puissances signataires : la traite des esclaves étant interdite, et les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite devant également être considérées comme interdites, les Puissances qui exercent ou qui exerceront des droits de souveraineté, ou une influence dans les territoires formant le bassin conventionnel du Congo, déclarent que ces territoires ne pourront servir ni de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves. Chacune de ces puissances s’engage à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin à ce commerce et pour punir ceux qui s’en occupent » [5]
[5]
Cf. le texte intégral de l’Acte général dans Christine de….
La Conférence tente enfin, mais on voit bien que l’on parvient aux limites des intérêts commerciaux européens, une limitation finalement bien formelle du commerce des armes et de l’alcool en direction de l’Afrique centrale.
En réalité, l’affirmation du caractère civilisateur de la pénétration profonde des puissances européennes en Afrique est surtout validée par le lien établi à cette époque à la Conférence de Berlin et dans toute l’Europe entre mission civilisatrice et mission commerciale.
En ouvrant l’Afrique au commerce international, on enclenchait un processus de développement qui ne pouvait être que bénéfique pour les populations et les faire avancer sur le chemin de la civilisation.
Le tournant colonial de la Troisième République sous l’impulsion de Jules Ferry s’appuyait d’ailleurs à cette même période sur de tels fondements [6]
[6]
Voir à ce propos : Gilles Manceron (introd.) : 1885 : Le….
La Conférence et ses conséquences
6Or un tel débordement d’humanisme et de volonté d’assistance résiste mal à l’examen des faits, même en ce qui concerne la Conférence et ses objectifs.
De quoi s’agissait-il vraiment en 1884-85 à Berlin ?
Le point de départ nous est déjà connu. L’accord anglo-portugais de 1884 avait fait craindre une mise en réserve de toute l’Afrique centrale par les Anglais dans l’attente de possibles développements ultérieurs.
D’autres pays européens, particulièrement la France, s’y étaient opposés. L’Allemagne était entrée en jeu en s’appuyant temporairement sur la France pour prendre position sur le champ diplomatique international et sur le terrain africain.
On pouvait donc s’attendre à un partage de l’Afrique à la Conférence de Berlin. Cette hypothèse a d’ailleurs souvent été validée dans la presse de l’époque, dans des discours officiels et ouvrages ultérieurs, ou même dans des manuels d’histoire.
Mais elle ne correspond pas à la réalité, comme le démontre Henri Wesseling dans son ouvrage sur le partage de l’Afrique [7]
[7]
Henri Wesseling, op. cit., p. 228 ; p. 243-247..
La question du partage détaillé de l’Afrique centrale n’était explicitement pas à l’ordre du jour de la Conférence, elle ne figure pas dans les Actes terminaux même si elle hante les esprits et occupe une part essentielle dans les conversations de couloir qui accompagnent les séances officielles.
7Paradoxalement, la Conférence de Berlin n’en est que plus intéressante. Car elle constitue un étrange arrêt sur image juste avant que – ou plutôt au moment précis où la « course au clocher » (scramble for Africa) prenait une nouvelle tournure et un rythme effréné [8]
[8]
Elikia M’Bokolo, op. cit., p. 281. Cette Conférence avait en effet pour objectif la volonté de maîtriser ce processus et de donner aux principaux acteurs un bref temps de réflexion… et de colmatage humanitaire.
Mais comment donner du temps au temps alors que chaque concurrent pour cette course vers l’intérieur est déjà dans les plots de départ et refuse d’accorder à ses concurrents un quelconque avantage initial dans cette compétition qui rassemble essentiellement l’Angleterre, le Portugal, la France et tout récemment l’Allemagne ?
C’est ici que l’on va laisser intervenir le pays, ou plutôt l’homme qui travaille depuis plus de dix ans pour se faire une place parmi les compétiteurs : le Roi des Belges Léopold II.
Passionné dès sa jeunesse par l’expansion outre-mer à l’exemple des Pays-Bas (en particulier vers l’Est des Indes et des Philippines), Léopold était monté sur le trône en 1865 et avait – tout à fait en vain – tenté de convaincre ses sujets de l’intérêt d’une aventure coloniale dont il ne cherchait d’ailleurs pas à l’époque à dissimuler l’aspect intéressé et la brutalité.
Ayant échoué dans ses tentatives d’entraîner la Belgique dans l’aventure, il décide d’agir pour son propre compte en prenant appui sur l’énorme fortune de sa famille.
Commence alors une opération longue et minutieuse de positionnement international et de création de structures commerciales et associatives destinées à rendre ses démarches crédibles et à en assurer la bonne moralité.
En 1875, Léopold renonce à l’Orient déjà trop convoité et fixe son attention sur l’Afrique. En 1876, il organise et reçoit la Conférence de géographie de Bruxelles et fonde à cette occasion l’Association Internationale Africaine (AIA) qui doit comporter des comités nationaux dans les différents pays et conduire à la création de « stations » aux objectifs scientifiques et humanitaires.
La France et l’Angleterre ne suivront que minimalement cette initiative, mais le premier pas sera ainsi accompli et la volonté civilisationniste et humanitaire de la démarche de Léopold ainsi curieusement attestée.
Lors de phases ultérieures, Léopold créera en 1878 le CEHG (Comité d’Études du Haut-Congo), cette fois-ci avec des banques et sociétés néerlandaises en tant que société en participation, ce qui fait entrer le commerce dans la palette de la construction d’image et de compétence de Léopold II.
Enfin, en 1882, alors qu’il est déjà entré sur le terrain africain, Léopold fonde l’AIC, Association Internationale du Congo afin de pouvoir faire signer des accords de cession de souveraineté par des chefs africains au bénéfice de son association. Celui qui recueillait ces signatures était…
Henry Morton Stanley que Léopold II avait recruté (à l’origine pour le CEHG) dès 1878 et qui allait jouer un rôle essentiel par sa présence et son appui pour la « solution Léopold » lors de la Conférence de Berlin de 1884-85 [9]
[9]
Cf. Henri Wesseling, op. cit., p. 159 ; p. 187..
9L’AIC est en réalité la seule « association » invitée par Bismarck et acceptée comme égal par les États invités à Berlin. C’est elle, et donc c’est Léopold II qui tira les plus grands bénéfices de la Conférence.
Cette constatation serait stupéfiante si on ne prenait garde au fait que – par son obstination et sa finesse politique et diplomatique – le Roi des Belges était parvenu à apparaître comme un cadeau du ciel :
- * il avait cultivé depuis les années 70 son aura philanthropique et répondait en cela parfaitement aux objectifs de façade de la Conférence ;
- * il s’était construit une réputation de libre-échangiste, ce qui lui permettait de gagner les faveurs de l’Angleterre, mais aussi, en réalité, de tous les Etats présents à Berlin qui craignaient avant tout qu’un seul ou que quelques pays européens s’assurent la suprématie commerciale sur le bassin du Congo ;
- * il avait même réussi à gagner les faveurs de la France en lui accordant un droit de préférence si l’AIC se trouvait en situation d’échec et si Léopold II lui-même devait se séparer du Congo ;
- * il sut, avant et pendant la Conférence, aiguiser les appétits de toutes les puissances coloniales concernées par l’intermédiaire de H.M. Stanley qui pouvait communiquer par ses exposés et commentaires de cartes et de photographies son enthousiasme pour le Congo et pour son potentiel commercial considérable auquel chacun aurait accès grâce aux accords de libre-circulation et de libre-échange dans toute l’étendue de ce gigantesque bassin.
Dans ces conditions, un partage de l’Afrique centrale ne pouvait qu’être improductif, et une fois les concessions nécessaires faites au Portugal pour l’embouchure du fleuve, à la France pour la partie inférieure de sa rive droite, et à l’Angleterre pour éviter d’empiéter sur la partie orientale de l’Afrique centrale, il se dégagea un immense Etat indépendant du Congo dont Léopold II devint, dès août 1885, le « Roi-souverain ».
Les frontières de cet Etat furent les seules à avoir été dessinées à l’occasion de la Conférence, Bismarck ayant demandé qu’on lui fournisse malgré tout une carte indiquant ses limites.
On sait que Léopold et Stanley répondirent eux-mêmes par des esquisses à cette demande, et qu’à la suite d’une exigence française dans le Bas-Congo (Niari Kwilu), Léopold s’attribua en compensation d’un coup de crayon… l’ensemble du Katanga (sans d’ailleurs être conscient des richesses que l’on découvrirait plus tard dans cette région).
La négociation sur les projets de Léopold II et de l’AIC concernant l’État indépendant du Congo avait déjà commencé avant le début de la Conférence (printemps 1884), et les traités bilatéraux de reconnaissance de cet État furent signés entre avril 1884 (premier signataire : les États-Unis) et septembre 1885 (dernier signataire de premier rang : l’Angleterre).
Mais c’est bien à Berlin que l’AIC parvint à convaincre les participants sur la base des principes antérieurement cités : neutralité, libéralisme, fondement humanitaire, renonciation en cas d’échec futur.
L’Acte général dressé lors de la séance finale le 26 février 1885 est de ce fait bâti autour de cette étrange construction étatique.
Il comprend des déclarations qui concernent :
- la liberté du commerce, la neutralité, la liberté de navigation (reprise de l’Acte final du Congrès de Vienne) dans le bassin du Congo (Déclarations 1,3,4) ;
- la liberté de navigation pour le bassin du Niger, concession britannique difficilement obtenue par compensation (Déclaration 5) ;
- l’engagement de lutte contre la traite des esclaves (Déclaration 2) ;
la définition de règles pour les occupations futures sur les côtes du continent africain (Déclaration 6).
Ce dernier point fut le plus controversé lors des séances plénières et des débats de couloir de la Conférence. Il conduisit à une déclaration finale minimaliste.
On se garda de poser des principes pour l’intérieur du continent, la France faisant remarquer (contre l’Angleterre) que cela conduirait à l’organisation du partage de l’Afrique.
Et on se contenta donc de stipuler que, pour toute nouvelle prise de possession côtière, le pays européen concerné devrait :
- ⇒ a/ en avertir les autres pays signataires de l’Acte berlinois ;
- ⇒ b/ rendre cette occupation effective par l’exercice réel de son autorité. Henri Wesseling remarque à ce propos que cette règle avait peu de sens pour les régions côtières puisque la plupart de celles-ci étaient déjà occupées à cette époque [10]
[10]
Henri Wesseling, op. cit., p. 228 ; cf. également Elikia M’….
Mais la question de l’occupation effective servira plus d’une fois d’argument dans les conflits qui allaient opposer par la suite les états coloniaux dans leur course pour la possession de l’espace africain.
14Restons-en cependant à la Conférence de Berlin, à cet « arrêt sur image » antérieurement évoqué. Cette Conférence concerne une part considérable du continent africain et une surface gigantesque. L’État indépendant à lui seul se serait étendu en Europe, remarque H. Wesseling, de Barcelone à Istanbul et de la Sicile à la Suède [11]
[11]
Henri Wesseling, op. cit., p. 242..
Et il faut ajouter que les questions abordées à Berlin touchent également toutes les régions limitrophes du Congo si bien que le territoire au moins indirectement concerné s’étend, dans l’ensemble, de l’embouchure du Congo (côte ouest) à Zanzibar (côte est) et de l’Afrique du Sud au Niger.
Or aucun souverain, ou même aucun représentant de l’Afrique centrale ne participa à la Conférence ou aux rencontres informelles qui l’accompagnèrent.
« Seul l’ambassadeur du Royaume Uni à Berlin, Sir Edward Malet, avait constaté au cours de la séance inaugurale la non-représentation des Africains. Celle-ci ne choqua personne » [12]
[12]
Elikia M’ Bokolo, op. cit., p. 278., et Edward Malet ne revint pas sur ce sujet ultérieurement.
La première conférence internationale dédiée à l’Afrique a donc eu lieu en l’absence totale des Africains.
C’est la première fois, et ce n’est bien entendu pas la dernière puisque le continent est à investir sur le plan institutionnel et à conduire vers la civilisation et le progrès dans le domaine culturel et économique.
Pour accomplir ces tâches sans procéder à la hâte au partage d’un espace méconnu même sur le plan géographique – les explorations étaient encore en cours – on attribue l’immense zone du Congo au Roi d’un très petit État européen dont le gouvernement (et majoritairement la population) avait refusé de s’engager dans l’aventure coloniale.
Ce n’est donc même pas la nation belge, mais le « Roi souverain » à titre individuel et son Association dite internationale qui se voient chargés d’organiser l’ouverture à la civilisation et au commerce du bassin du Congo, en s’appuyant prétendument sur une « chaîne d’États indigènes » ou une « Confédération de tribus indigènes » [13]
[13]
Selon les déclarations de Léopold II lui-même. Cf. Elikia M’….
Pour parler clairement : les puissances coloniales utilisent l’élan irrépressible de Léopold II envers l’outre-mer et ses capacités d’organisation supposées (avec le soutien de l’AIC) pour « ouvrir » le Congo et le mettre à la disposition de tous dans l’attente d’une mise en ordre de l’espace africain et d’une possible répartition ultérieure de cet espace centrafricain, ceci sans tenir compte un instant des situations de pouvoir et des spécificités culturelles de l’Afrique de cette époque.
On pourrait qualifier cette analyse de la Conférence de Berlin d’injuste ou de partisane, si l’on n’avait pas en mémoire la suite de ce qu’on peut qualifier comme une aventure coloniale.
En réalité, Léopold II n’a respecté ses engagements que pendant une très courte période. Le libre-échange dans le bassin du Congo n’avait initialement guère de sens parce que ces échanges étaient très limités. À l’intérieur, l’État indépendant réquisitionna les terres non cultivées [14]
[14]
Henri Wesseling, op. cit., p. 253..
Malgré tout, le coût financier de la possession personnelle du Congo est vite devenu très lourd pour Léopold qui dut même emprunter de l’argent à un Etat belge cependant toujours réticent.
Il fallut donc attendre le tournant du siècle pour voir l’opération sauvée par l’exploitation… du caoutchouc.
Mais celle-ci fut menée de façon si brutale, si insupportable, que Léopold II perdit définitivement en quelques années tout le crédit qu’il s’était acquis en polissant son image de philanthrope désintéressé (à Berlin, c’étaient en particulier les États-Unis qui s’étaient laissés séduire par cette aura léopoldienne et qui avaient soutenu pour cette raison avec force l’initiative de l’État indépendant).
L’indignation internationale l’emporte donc finalement et, en 1908, Léopold II cède aux pressions internationales et belges et renonce à sa souveraineté personnelle sur le Congo.
Le caoutchouc congolais ayant entre-temps vaincu les réticences, c’est l’État belge (et non la France) qui prit finalement la suite et administra jusqu’à l’indépendance la colonie du Congo, tandis que l’opinion publique belge était à son tour conquise par l’aventure coloniale.
16De la sorte, ce qui devait être une simple phase transitoire (la construction décrétée de l’extérieur de l’État indépendant du Congo) est devenu une donnée plus que centenaire de l’histoire africaine.
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Ceci avec toutes les conséquences induites par la mise à part d’un immense espace délimité sans aucune participation des intéressés autour duquel s’organise à vitesse accélérée le partage fébrile de tout un continent.
La Conférence de Berlin n’a donc pas, nous l’avons constaté, accompli le partage de l’Afrique, mais elle en a déterminé le cadre et a permis de tester les lignes de fracture et les champs de compromis possibles entre les puissances européennes.
Il est certes curieux de voir l’Allemagne de Bismarck, très réservée à l’origine sur le plan de la colonisation effective de l’Afrique, devenir en si peu de temps une des parties prenantes de cette colonisation et même l’organisatrice de la Conférence internationale qui en a fixé – du moins sur le papier – les règles juridiques et diplomatiques et ainsi validé l’entreprise de domination européenne sur l’Afrique [15]
[15]
Cf. Christine de Gemeaux, Amaury Lorin, op. cit., p. 13..
La Conférence de Berlin est donc bien la marque de l’affirmation de la puissance allemande sur le plan européen et, à l’arrière-plan seulement, de la participation tardive de l’Allemagne à la course à l’Afrique qui s’engage au cours de cette période.
17Mais la relation entre l’Allemagne et l’Afrique ne se limite pas à ces impératifs politico-diplomatiques et économiques.
Il y a aussi, en cette fin du 19e et ce début du 20e siècle, une donnée culturelle de cette relation vécue ou imaginée entre l’Allemagne et le continent africain.
C’est précisément ce que Catherine Repussard se propose d’analyser dans l’un des articles qui suivent.
Notes
- [1] Cité par : Henri Wesseling : Le partage de l’Afrique, traduit du néerlandais par Patrick Grilli, Paris, Denoël, 1996, p. 212. [voir Lothar Gall : Bismarck, der weiße Revolutionär, Frankfurt am Main, Ullstein, 1980, p. 617].
- [2] Henri Wesseling, ibid., p. 214. Christine de Gemeaux : Bismarck et les enjeux allemands de la Conférence de Berlin, p, 63-64, in : Christine de Gemeaux, Amaury Lorin : L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin, Paris, Éd. Le Manuscrit, nov. 2013.
- [3] Henri Wesseling, ibid., p. 213-214 ; Christine de Gemeaux, op. cit., p. 67-75.
- [4] Elikia M’Bokolo : Afrique noire, histoire et Civilisations, Tome II, Paris, Hatier-AUPELF, 1992, p. 278.
- [5] Cf. le texte intégral de l’Acte général dans Christine de Gemeaux, Amaury Lorin, op. cit., annexe, p. 345-366 (Article 9 p. 351). Disponible également dans la digithèque mjp sous : mjp.univ-perp.fr/traités/1885 berlin.htm.
- [6] Voir à ce propos : Gilles Manceron (introd.) : 1885 : Le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte/Poche, 2005. Voir également : Joël Calmettes : La Conférence de Berlin, Documentaire. Arte, 23.02.2011.
- [7] Henri Wesseling, op. cit., p. 228 ; p. 243-247.
- [8] Elikia M’Bokolo, op. cit., p. 281
- [9] Cf. Henri Wesseling, op. cit., p. 159 ; p. 187.
- [10] Henri Wesseling, op. cit., p. 228 ; cf. également Elikia M’ Bokolo, op. cit., p. 280.
- [11] Henri Wesseling, op. cit., p. 242.
- [12] Elikia M’ Bokolo, op. cit., p. 278.
- [13] Selon les déclarations de Léopold II lui-même. Cf. Elikia M’ Bokolo, op. cit., p. 284.
- [14] Henri Wesseling, op. cit., p. 253.
- [15] Cf. Christine de Gemeaux, Amaury Lorin, op. cit., p. 13.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/all.217.0090