À l’heure du tout numérique et de la dématérialisation, les objets « tech vintage » bénéficient d’un étonnant retour en grâce, y compris auprès de la jeune génération. Plus qu’une simple mode : un véritable phénomène de société mais aussi une manne financière pour certaines marques et enseignes.

Dans le grondement des machines de Mulann Industries à Avranches, Ronan Gallou inspecte, en cette matinée d’avril, les bandes magnétiques taillées par la « découpeuse », semblable à un métier à tisser.

« C’est très minutieux. Dans chaque cassette, on met 89 mètres de bande, d’une largeur de 3,81 millimètres », énonce lentement le directeur général de l’usine dans sa blouse blanche, le regard concentré, presque soucieux, derrière ses lunettes. Avant de plaisanter : « On est un peu les derniers des Mohicans ! »

Ressusciter les bonnes vieilles K7 ?

Depuis novembre 2018, c’est le pari de cette PME normande spécialisée dans la production de bandes magnétiques, notamment pour les cartes bancaires ou tickets de transport.

« Des professionnels du son sont venus nous voir, début 2017, pour nous demander si on pouvait relancer la cassette, car les vieux stocks mondiaux de bandes s’épuisaient », explique Jean-Luc Renou, le président de l’entreprise, au chiffre d’affaires de 5 millions d’euros en 2018.

Située à proximité du Mont-Saint-Michel, elle est aujourd’hui l’une des deux usines au monde à relancer la production de cassettes, l’unique concurrent étant américain.

La PME Mulann Industries à Avranches (Normandie, dirigée par Ronan Gallou, est l'une des deux usines au monde à fabriquer encore des cassettes audio. Son objectif est d’en vendre 100 000 par mois. David Pauget / RFI
La PME Mulann Industries à Avranches (Normandie, dirigée par Ronan Gallou, est l’une des deux usines au monde à fabriquer encore des cassettes audio. Son objectif est d’en vendre 100 000 par mois. David Pauget / RFI

Chaque mois, elle en produit entre 5 000 et 10 000, au design orange et noir, au prix de 3,49 euros l’unité. L’objectif : en vendre 100 000 par mois.

Car Jean-Luc Renou en est persuadé : la K7 va redevenir tendance.

« Dans un monde technologique, connecté, on n’a pas seulement envie de se déconnecter, mais aussi de se reconnecter à des choses plus tangibles », analyse-t-il.

« La cassette, c’est un son analogique de meilleure qualité qui procure une meilleure expérience, plus de plaisir, qui évoque des souvenirs. »

La « tech vintage », un business lucratif

Dans son objectif qui semble relever de la gageure, la PME a comme source d’espoir le retour du vinyle.

Donné pour mort à la fin des années 1980 avec le CD, c’est une véritable résurrection : 3,9 millions de microsillons noirs écoulés en 2018, soit des ventes multipliées par cinq en cinq ans, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep).

Selon Olivier Garcia, directeur des produits Fnac-Darty, les fameuses galettes ont représenté plus de 20% des ventes audio au sein du groupe en 2018.

« Notre fantasme en ce moment, c’est la création d’une boutique 100% vinyles à Paris », confie-t-il.

« Les loyers sont coûteux, mais on ne sait jamais, si on trouve un lieu… »

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Ce regain d’intérêt ne se limite pas à la musique et touche une large partie de la high-tech. Le « rétrogaming », pratique qui consiste à jouer à d’anciens jeux vidéo, est en plein essor.

Nintendo se lance sur ce marché en 2016 en rééditant ses deux consoles mythiques, la NES et la SNES (sorties en 1987 et 1992).

Pari réussi : 13 millions de consoles vendues selon les chiffres de la firme de fin 2018.

Un succès commercial qu’espèrent reproduire Sony, avec sa PlayStation Classic lancée fin 2018, et Sega, avec la réédition de sa Mega Drive (sortie en 1990) prévue pour septembre.

Selon le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, ces rééditions ont même constitué 9% des ventes de consoles en 2018.

Autre exemple : la photo instantanée. Éclipsée par la photo numérique et les smartphones, elle connaît depuis peu un succès similaire. Fujifilm affirme avoir vendu plus de 7,5 millions d’appareils Instax en 2017.

La même année, la marque légendaire Polaroid, qui avait fermé ses dernières usines de pellicules en 2008, renaît de ses cendres en commercialisant le OneStep 2, version modernisée du OneStep de 1977. La firme assure, sans donner de chiffres, connaître une forte croissance.

« C’est une vraie tendance de fond qu’on voit grossir d’année en année dans la high-tech depuis le retour du vinyle, vers 2015 », souligne Olivier Garcia.

Les produits « tech vintage » ont le vent en poupe et c’est ce qui rassure Jean-Luc Renou sur l’avenir des K7.

« Nous sommes en discussion avec des fabricants qui se disent très intéressés à l’idée de relancer la production de baladeurs », confie-t-il avec un sourire.

Selon Olivier Garcia, la Fnac envisage même de sortir un baladeur cassette sous sa marque pour Noël.

Un effet madeleine de Proust

Comment expliquer ce succès ? Pour le comprendre, il faut se rendre à l’une des nombreuses manifestations rétro.

La plus connue : le Salon du vintage, qui existe depuis 2008 et attire en moyenne 10 000 visiteurs à chaque édition. Dimanche 10 mars, il se tient à Bordeaux, à l’espace d’exposition du Hangar 14 situé sur les quais.

Mobilier, vêtements des années 1950 à 1990, mais aussi vieux postes de radio, vinyles, consoles de jeux vidéo du siècle dernier : sur plus de 5 000 m2, c’est un véritable voyage dans le temps. Et chacun a sa madeleine de Proust ici.

« On a vu des téléphones à cadran, mon fils ne savait même pas ce que c’était ! », s’amuse Denis, la quarantaine.

« Quand je vois ces objets, je repense à une époque où tout semblait plus simple, mieux, où on était insouciants. Ça me rappelle mon enfance aussi. »

Certains préfèrent plonger leurs mains dans les bacs de vinyles, au centre de l’espace.

« La qualité du son », « la beauté de l’objet », s’accordent à dire ces chineurs sur les atouts des galettes noires. Les enfants, quant à eux, plébiscitent les jeux vidéo Mario des années 1980, ou se laissent tenter par une partie de flipper avec leurs parents.

Les chasseurs de vinyles à la recherche de la bonne occasion au Salon du vintage à Bordeaux, le 10 mars. David Pauget / RFI
Les chasseurs de vinyles à la recherche de la bonne occasion au Salon du vintage à Bordeaux, le 10 mars. David Pauget / RFI

« Dans ce monde du tout dématérialisé, on assiste au retour de l’objet, du toucher », s’enthousiasme Laurent Journo, fondateur du salon, auteur de Vintage passion (La Martinière, 2012). « Le succès des premiers salons m’a surpris », déclare-t-il.

« Les gens étaient curieux, mais aujourd’hui, ça n’a rien à voir. Ils veulent retrouver un passé vécu ou fantasmé pour les jeunes. »

Les jeunes « nostalgeeks »

La « tech vintage » rassemble en effet un public hétéroclite. Les jeunes, tournés vers les nouvelles technologies, sont tout aussi accros au rétro, séduits par exemple par les vinyles.

Selon le Snep, les moins de 30 ans ont représenté en 2018 le tiers des acheteurs. Il en est de même pour la photo instantanée : dans un entretien aux Numériques (1er septembre 2018), le PDG de Polaroid, Oscar Smolokowski, affirme que la majorité des clients ont moins de 30 ans.

Les clichés sur papier, c’est ce qui séduit Marie, intermittente du spectacle de 24 ans, même si elle « confesse » utiliser aussi Instagram.

« Le numérique, c’est trop facile. Tout est condensé, plus rapide, plus superficiel. Les gens likent les photos sans les regarder », explique la jeune femme en chemise bleue dans son appartement parisien. Sur la table de son salon, son appareil Instax.

C’est sa place habituelle, à la vue de tous, « pour inviter les amis en soirée à s’en saisir pour immortaliser des souvenirs ». Juste à côté, la platine vinyle, son autre passion.

« Il y a une notion de jeu qu’on n’a pas avec le dématérialisé : traquer le bon vinyle, prendre son temps pour une photo. C’est le refus du « tout, tout de suite ». L’attente crée du plaisir », souligne Marie.

Pour d’autres, c’est la passion du « rétrogaming », comme dans le cas de Raphaël, professeur de français de 24 ans. Entre deux corrections de copies, il est venu, le 24 février, au Colisée, la salle de fête de Meaux, à 50 km de Paris, où se tient la « Retro Gaming Play ».

La convention, organisée par l’association « Retro Gaming Connexion », a des allures de musée : bornes d’arcade, consoles aujourd’hui tombées dans l’oubli, premières GameBoy. Un paradis pour les « nostalgeeks », où tout est jouable.

Les chasseurs de vinyles à la recherche de la bonne occasion au Salon du vintage à Bordeaux, le 10 mars. David Pauget / RFI
Les chasseurs de vinyles à la recherche de la bonne occasion au Salon du vintage à Bordeaux, le 10 mars. David Pauget / RFI

Pour Raphaël, ce sera l’ordinateur MSX du début des années 1980. « Le plaisir est immédiat. C’est plus authentique et ce sont des jeux qui ont une histoire. Je les préfère à ceux d’aujourd’hui qui ressemblent plus à des films, ou aux jeux en ligne où tu parles à distance avec tes amis avec un casque », explique-t-il manette en main, happé par un jeu de puzzle sorti il y a plus de 30 ans.

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« Le marketing vend des oasis de décélération »

De nombreuses séries surfent d’ailleurs sur la vague du rétro, contribuant à populariser l’esthétique de cette « tech vintage » auprès des jeunes. C’est le cas de Stranger Things, où se mêle un maelström de références des années 1980, des salles d’arcade aux Walkman. La diffusion de la saison 2 avait d’ailleurs été précédée par la sortie sur Netflix d’un jeu vidéo en pixel art, reprenant les codes des anciens jeux. Autre exemple, la série 13 Reasons Why, où l’intrigue se révèle via des K7 et des Polaroid.

« À cause des crises, de la précarité, des incertitudes, le futur ne fait plus rêver. L’imaginaire, qui était futuriste jusque dans les années 1990, avec cette idée de progrès, devient de plus en plus rétro », analyse Bernard Cova, professeur de marketing à Kedge Business School Marseille. « Dans cette société liquide, du streaming, du dématérialisé, où tout va très vite, le marketing vend des oasis de décélération. »

« Il y a une dimension de reconquête des temporalités, traduisant une envie de ralentir dans nos sociétés », approuve Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne, spécialiste des nouvelles technologies.

« Ce n’est pas que des technologies, c’est une manière d’écouter de la musique, de rembobiner la cassette, tourner un disque, prendre son temps sur un jeu. C’est injecter dans un temps moderne de la connexion permanente, où on peut avoir accès à tout avec un bouton, un temps que l’on se donne. »

Un phénomène de société qui selon lui continuera donc, même avec la nouvelle génération, née avec le numérique.

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