Risque et Réglementations. C’est parti pour plancher sur comment relégitimer la politique monétaire européenne. La pratique de la Banque Centrale Européenne (BCE) s’étant progressivement écartée des principes établis lors de sa création, son rôle doit être redéfini. La BCE y gagnerait en légitimité et en efficacité.
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Relégitimer la politique monétaire européenne
L’accord européen sur un plan de relance en juillet dernier a montré la solidarité et l’efficacité des Européens lorsque des circonstances exceptionnelles l’exigent : la mutualisation de certains emprunts, d’importants montants de subventions versés aux États membres durement touchés par la crise économique tout comme la perspective de développement de nouvelles ressources propres illustrent la capacité d’innovation et de rupture de l’Union lorsque son existence semble menacée.
La difficulté des négociations a cependant également ravivé les profondes divergences d’appréciation qui existent entre les États membres non seulement sur la conduite des politiques économiques et les gestions nationales mais, plus fondamentalement, sur le cadre économique général de l’Union européenne (UE).
La crise actuelle met en effet en évidence le fait que certaines idées et certains principes, qui sont au fondement de l’édifice économique européen, ont été progressivement remis en cause dans la pratique depuis plusieurs années, particulièrement en réaction à la crise financière de 2008 : il en est ainsi, par exemple, des règles du Pacte de stabilité et de croissance, de la conception « classique » du commerce international ou des limites du budget européen [1].
La divergence, devenue manifeste, entre principes et pratique est particulièrement prégnante en matière de politique monétaire : en l’espace d’une dizaine d’années, l’action originelle de la Banque centrale européenne (BCE) a connu une profonde mutation, ses opérations récentes pouvant être franchement qualifiées de « non conventionnelles ».
Le cadre conceptuel de la politique monétaire radicalement remis en cause
On observe depuis la crise financière le passage d’une conception « orthodoxe » de la politique monétaire européenne [2] à une politique progressivement non conventionnelle, puis clairement expansionniste, qui a amené l’institution monétaire, comme d’autres avant elle [3], à financer une part substantielle des dettes publiques des États membres.
L’action de la BCE revient également à « court-circuiter » le système financier, puisqu’elle consiste à intervenir massivement sur l’ensemble des marchés de taux (monétaire et obligataire) en partie à la place des banques et des investisseurs institutionnels [4].
Cette situation rend les profits des banques et l’évolution des marchés dépendants du cours de la politique monétaire tout en créant des tensions entre les institutions financières et la BCE [5].
Avant le lancement du « quantitative easing » en 2015, la dynamique hésitante et heurtée de la politique monétaire en réaction aux crises s’expliquait dans une large mesure par les divergences politiques qui traversent l’Eurosystème sur la nature de la crise de la zone euro.
Au total, l’action de l’institution a cependant été déterminante pour éviter une crise de liquidité à la suite de la crise financière et une dislocation de l’union monétaire et, par ailleurs, encourager une reprise de la croissance.
En cela, la BCE a acquis un supplément d’autorité incontestable dans le cénacle institutionnel européen. Parallèlement, la banque centrale a, au fil des ans, contribué de façon constructive au débat sur l’approfondissement de l’euro, comme lorsque Mario Draghi affirma aux députés européens en 2015 que la monnaie unique restait en danger « tant qu’on ne crée pas plus d’institutions paneuropéennes » [6].
La politique monétaire pose une série de problèmes et de questions
L’évolution de la politique monétaire est toutefois problématique, d’abord au regard de son efficacité. Depuis la crise de 2008, et singulièrement depuis 2012, l’action de la BCE est certes considérée comme très positive sur la stabilité financière de court-terme, si l’on en juge notamment par l’effet des programmes d’achat de dettes publiques sur les « spreads » souverains [7].
Elle est en revanche plus contestée pour sa contribution au regain de la croissance et de l’inflation [8]. Surtout, on ne souligne pas suffisamment les effets négatifs de cette politique pour le système financier et l’économie : fragilisation des institutions financières, accroissement de la prise de risques financiers, disparition du signal des taux d’intérêt, baisse des rendements de l’épargne sécurisée, « aléa moral » pour les finances publiques, augmentation de l’endettement, création de bulles d’actifs, survie d’entreprises « zombies » [9].
Risque et Réglementations
Sur le plan politique, la politique monétaire a également suscité une vive défiance. Celle-ci est notable au sein de l’Eurosystème, qui voit depuis longtemps les banques centrales se diviser en deux camps, celui des « faucons » et celui des « colombes » [10].
Mais elle est également nette au sein des opinions publiques, ce qui est plus méconnu. En effet, les citoyens de l’UE ont tendance, depuis 2008, à faire nettement moins confiance à la BCE.
Plusieurs facteurs expliquent sans doute ce constat :
- le fait que la politique monétaire soit encore moins intelligible qu’avant, voire incompréhensible ;
- la perception, « complotiste » et paradoxale, d’une collusion de la BCE avec les banques commerciales ;
- le sentiment assez justifié que l’institution accentue les inégalités économiques via la hausse des marchés financiers et des prix de l’immobilier ;
- les risques financiers de long terme que fait peser la politique monétaire [11].
Au-delà de ces problèmes, l’écart croissant entre les principes et la pratique de la conduite de la politique monétaire soulève plusieurs questions de fond :
– la conduite de la politique monétaire bute régulièrement sur des obstacles juridiques (cf. arrêt de la Cour de Karlsruhe en mai), qui sont de nature à alimenter les tensions financières et politiques ;
– la pertinence du mandat originel de la Banque, qui prévoit d’abord le contrôle d’une inflation modérée et relègue au deuxième rang le soutien aux autres politiques économiques, est questionnée [12] ;
– l’indépendance de la BCE est fragilisée par la « dominance fiscale » ou « suprématie budgétaire » (i. e. la nécessité de racheter les dettes publiques) et les autres interférences de la politique monétaire avec la politique budgétaire [13] ;
– l’incitation des États à approfondir l’union économique et budgétaire européenne est fortement réduite par les facilités financières octroyées par la BCE ;
– la création massive de liquidités par la BCE alimente le risque, encore théorique, de « fuite devant la monnaie » (i. e. un scénario de défiance vis-à-vis de sa valeur) ;
– la légitimité démocratique de l’institution, qui a toujours été quelque peu fragile en l’absence de gouvernement économique européen [14], devient plus ténue.
Dans ce contexte, quelles peuvent être les options possibles ?
Fermer les yeux, faire en quelque sorte « comme si de rien n’était » ne peut pas être une réponse satisfaisante : le discrédit de la politique monétaire s’en trouverait alimenté.
Essayer de démontrer que ce qui est fait est conforme au mandat de la BCE au motif que celui-ci prévoit bien le « soutien aux autres politiques économiques générales de l’Union » ou ne faire que quelques amendements consensuels au Statut de la Banque ne répondrait pas politiquement aux contestations de plusieurs États et banques centrales de l’Eurosystème et à la défiance des citoyens.
C’est pourquoi il paraît aujourd’hui avisé de refonder un consensus politique fort autour de la politique monétaire allant au-delà des cercles restreints des banquiers centraux, des institutions nationales et européennes et du monde académique.
Comment réformer la stratégie de politique monétaire
Il est opportun de réformer et de relégitimer la stratégie de politique monétaire. Le contexte y est propice, pour plusieurs raisons. Les crises constituent des opportunités de modifier les paradigmes existants. La BCE a une nouvelle Présidente en la personne de Christine Lagarde.
Le changement climatique invite également l’institution à réfléchir à la façon dont elle pourrait contribuer à y faire face [15].
Surtout, une revue stratégique de la politique monétaire a été engagée par la BCE en janvier 2020 tandis que la Federal Reserve américaine (FED), qui détermine encore largement l’action des grandes banques centrales au plan mondial, a récemment conclu la sienne [16].
Enfin, une Conférence sur l’avenir de l’Europe devrait s’ouvrir bientôt : elle fournira l’occasion formelle d’expliciter les politiques de l’UE.
L’exercice de réforme de la politique monétaire devra être rigoureux techniquement, prendre en compte les inflexions des autres politiques économiques et répondre aux questionnements publics soulevés.
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Sur le fond, les changements à apporter à la politique monétaire devraient cependant être plus progressifs que radicaux :
– le « socle » de la politique monétaire (indépendance de la BCE, mandat principal de stabilité des prix [17], nécessité d’un « policy mix » équilibré, i. e. d’une bonne coordination entre les politiques monétaire et budgétaire européennes) devrait être à nouveau réaffirmé ;
– les divergences entre les « faucons » et les « colombes » doivent être autant que possible réduites par un travail diplomatique habile de la nouvelle présidente de la BCE ;
– la cible d’inflation pourrait être portée à 2 % en moyenne sur le moyen terme afin de redonner à la politique monétaire des marges de manœuvre [18] ;
– le soutien au financement de la transition énergétique et environnementale devrait être pragmatiquement et rigoureusement envisagé par une série d’instruments : dans ce registre, l’évolution des règles de collatéral, la création d’opérations de refinancement orientées vers les investissements verts ou encore l’aménagement des règles prudentielles seraient éventuellement envisageables ;
– l’effectivité de la surveillance macroprudentielle (i. e. le contrôle des grands risques financiers) pourrait être renforcée : si la création du Conseil européen du risque systémique (CERS) a marqué une réelle prise de conscience des risques macroprudentiels, les marges d’appréciation des autorités nationales de supervision pourraient être réduites et leurs actions davantage coordonnées ;
– la perspective d’une normalisation de la politique monétaire (« tapering » prudent, i. e. diminution progressive des achats d’actifs, hausse prévisible et graduelle des taux) devrait être dégagée dès que les conditions macrofinancières et l’action de la FED le permettront ;
– ainsi que le prévoit la Banque, le dialogue interinstitutionnel, le contrôle du Parlement européen et la sensibilisation des citoyens à la politique monétaire devraient être renforcés [19].
L’exercice de réforme et de relégitimation de la politique monétaire ne sera pas aisé. Les contraintes politiques propres à l’Eurosystème pourraient conduire à un relatif « statu quo » dans les orientations choisies.
Par ailleurs, l’intérêt partagé des États à cacher leurs propres lacunes de gouvernance économique et budgétaire derrière l’action accommodante de la BCE et leur hésitation concomitante à expliciter la technicité des enjeux en cause sont de nature à étouffer toute publicité.
De son côté, le Parlement européen peut être susceptible de compliquer la donne avec des attentes trop fortes en matière de contrôle démocratique.
Ces contraintes existent certes, mais l’importance de cet enjeu aussi technique que politique invite à les dépasser : l’efficacité, l’autorité et la légitimité de la BCE y gagneraient !