Décrypte du phénomène de la « vie chère » en Afrique de l’Ouest, une affaire politique : quelques idées préconçues depuis la période coloniale jusqu’à nos jours

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Entretien Exclusif sur la vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique. Le chercheur Vincent Bonnecase, qui travaille sur le sujet depuis plusieurs années, publie un nouvel ouvrage sur la question de la « vie chère » en Afrique. Depuis la période coloniale jusqu’à nos jours, il démonte quelques idées préconçues et décrypte un phénomène éminemment politique et particulièrement explosif.

La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique

La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique
La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique

La question des prix joue un rôle majeur dans la naissance de mouvements sociaux, surtout en Afrique, mais pas seulement.

En 2019, la mobilisation des étudiants chiliens contre la hausse du prix du ticket du métro a contraint le gouvernement de Sebastián Piñera à convoquer une Assemblée constituante.

En 2018, la Guinée a connu un mouvement contre la hausse du prix de l’essence, qui a débouché sur la mobilisation contre le troisième mandat d’Alpha Condé.

La même année, le mouvement des « gilets jaunes », en France, est également parti d’une hausse des prix, à la suite de l’augmentation des taxes sur le carburant.

Quelques années plus tôt, en 2010, les « printemps arabes », qui ont emporté plusieurs dictateurs, s’inscrivaient également dans un contexte de hausse des prix, en particulier ceux des produits alimentaires.

Pourquoi les hausses des prix, qui semblent n’être qu’une autorégulation du marché, sont-elles aussi politisées, au point d’aboutir au renversement de régimes ?

Le contrôle du coût de la vie est une question majeure pour les gouvernements africains et leur population.

Au-delà de la souffrance de la privation provoquée par la hausse des prix pour des populations aux maigres revenus, cette dernière est largement imputée aux gouvernements, incapables d’assurer leur « responsabilité nourricière » : selon un contrat social tacite, l’État et les élites qui le dirigent doivent assurer la subsistance de la population.

En ce sens, depuis les années 1980, les programmes d’ajustement structurel (PAS) et la libéralisation économique ont fragilisé les régimes, les privant de nombreux outils de contrôle de l’économie, et donc de stabilisation politique.

Cela a contribué à la chute des dictatures au début des années 1990, mais aussi à une certaine délégitimation des nouvelles démocraties…

C’est ce que démontre le politiste Vincent Bonnecase dans son dernier livre, La Vie chère. De l’Afrique à l’Europe : quand la colère passe par les prix.

Un « hiatus » entre l’idéologie coloniale et la réalité

La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique 2
La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique 2

Tangi Bihan : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la question des mobilisations sociales contre la vie chère en Afrique, depuis votre premier livre, La Pauvreté au Sahel. Du savoir colonial à la mesure internationale (Karthala, 2011), jusqu’à votre dernier, en passant par Les Prix de la colère. Une histoire de la vie chère au Burkina Faso (Éditions de l’EHESS, 2019) ?

Vincent Bonnecase :

Au début, j’ai travaillé sur la question de la pauvreté au Sahel. Non pas sur la pauvreté comme réalité sociale, mais sur la manière dont elle a été progressivement comprise comme telle par les institutions, par les populations occidentales et par les populations locales.

Je me suis demandé quand et pour qui la pauvreté en Afrique est progressivement devenue une réalité dotée de sens, associée à une certaine idée d’injustice.

L’émergence de cette idée est le fait de multiples mobilisations après la Seconde Guerre mondiale, notamment des mobilisations ouvrières qui critiquaient le traitement différencié des travailleurs blancs et des travailleurs noirs – ça a été étudié par Frederick Cooper1 – et celles d’organisations internationales qui critiquaient la colonisation.

À ce moment-là, différents acteurs ont commencé à s’interroger sur les conditions de vie des populations africaines, ce que les colonisateurs ne faisaient pas dans l’entre-deux-guerres : il y avait un hiatus entre l’idéologie coloniale qui prétendait améliorer les conditions de vie des populations colonisées et le fait que, en réalité, c’était un non-sujet.

C’est dans ce contexte que sont organisées les premières enquêtes visant à mesurer les niveaux de vie à l’aune de normes universelles.

Par exemple, des médecins vont dans des villages, observer les repas et peser les aliments entrant dans leur composition pour les traduire en rations caloriques.

  • C’est totalement nouveau : jusque-là, il était inenvisageable de comparer les conditions de vie des populations africaines avec celles des populations européennes ; il y avait entre les unes et les autres une sorte de mur d’incomparabilité qui se posait dans des termes biologiques et raciaux.

Pour comparer, comme l’explique Alain Desrosières, il faut convenir de normes communes, c’est-à-dire ici supposer la possibilité d’un même horizon : en cela, la comparaison est un acte politique.

C’est le point de départ qui a donné mon premier livre, La Pauvreté au Sahel, dans lequel je montre comment cette idée, aujourd’hui commune, ne signifiait rien dans les années 1920 et a émergé progressivement en tant que telle après la Seconde Guerre mondiale, et plus massivement encore pendant les famines des années 1970.

Après ce premier travail, j’ai commencé à m’intéresser à la « vie chère ». On était en 2008, au moment de ce que la presse internationale a appelé les « émeutes de la faim ».

Comme j’avais travaillé sur la faim au Sahel, j’ai voulu comprendre ce qu’il se passait dans ces émeutes. Je voulais surtout me demander comment les mobilisations locales participaient à faire apparaître la faim comme un problème considéré comme tel par les acteurs institutionnels.

Ça part de l’idée, portée par la sociologie des problèmes publics, selon laquelle il ne suffit pas qu’un problème existe pour être considéré comme tel.

Il y a beaucoup de facteurs qui concourent à construire un problème, qui ne dépendent pas du problème lui-même mais d’autres choses, parmi lesquelles les mobilisations.

« Quand les gens ont faim, ils ne se révoltent pas »

Vincent Bonnecase, chercheur
Vincent Bonnecase, chercheur

Tangi Bihan : Comment avez-vous analysé ces mouvements populaires ?

Vincent Bonnecase :

Je suis d’abord retourné au Niger, où je logeais au centre d’Agrhymet, une institution en charge des questions de sécurité alimentaire dans l’ensemble du Sahel. Je me souviens y avoir croisé des Burkinabè.

On avait beaucoup parlé du Burkina Faso pendant les émeutes de 2008 : c’était le premier pays d’Afrique de l’Ouest où les émeutes avaient éclaté durant l’année.

Je demande donc à ces spécialistes burkinabè de la sécurité alimentaire de me parler des émeutes de la faim qui ont eu lieu dans leur pays un an plus tôt.

Mais personne ne comprenait de quoi je voulais parler. Ils m’ont répondu : « Mais quand les gens ont faim, ils ne se révoltent pas… »

Le lendemain, ils reviennent me voir en me disant : « Vincent, en fait, tu voulais parler du mouvement social de l’année dernière, celui des jeunes commerçants contre la vie chère, contre le gouvernement qui a augmenté les impôts. »

Et finalement, ce que moi je regardais avec un espèce d’exotisme misérabiliste, eux le replaçaient dans une forme de banalité des mouvements sociaux, en le nommant complètement différemment.

C’est comme ça que j’en suis finalement venu à travailler sur la vie chère, et à m’intéresser aux relations de pouvoir qui se nouent autour de la fabrique des prix.

Parce que c’était ça la vraie catégorie qui parlait aux premiers concernés.

J’ai d’abord voulu retracer les différentes mobilisations de 2008 face à la vie chère à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso, en m’efforçant de les décrire précisément.

Ce travail de description permet de voir que les révoltes partent parfois d’acteurs assez inattendus, comme ces petits commerçants qui ont joué un rôle important dans la colère face à la vie chère au Burkina Faso.

Il permet aussi de comprendre leur contingence : il y a beaucoup d’aléas dans le fait que la révolte éclate ou pas. Je me suis ensuite interrogé sur une colère plus ordinaire face à la vie chère.

Sur un marché de Ouagadouou (Burkina Faso), en 2009

La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique 2
La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique 2

Ce qu’on appelle « la colère », c’est le plus souvent de l’action collective, quand des gens manifestent, bloquent, cassent.

Alors qu’il y a des tas de gens en colère qui ne se révoltent pas. Si on n’interroge pas la colère en dehors des mobilisations, il est difficile de comprendre ce qu’il se passe quand elles éclatent.

J’en suis donc venu à faire des entretiens avec des personnes dans les quartiers populaires où j’habitais, pour comprendre les sentiments ordinaires d’injustice face à l’augmentation des prix, et comment la vie chère s’incarnait pour les uns et les autres.

Je me suis alors aperçu que le sentiment d’injustice par rapport à la vie chère était connecté à une mémoire très forte de ce qu’étaient les politiques du passé, et c’est aussi quelque chose que j’ai interrogé.

C’est toute cette démarche qui a donné mon deuxième ouvrage sur Les Prix de la colère au Burkina Faso.

Enfin, j’ai voulu élargir ces questions à d’autres pays, dans un format plus grand public.

J’ai essayé d’éprouver mes hypothèses dans un plus vaste ensemble en comparant ce qui se passe dans d’autres pays africains face à la vie chère, et aussi ce qui s’était passé en France avec les « gilets jaunes ».

Je me suis inspiré d’anthropologues pour qui regarder les réalités africaines aide à comprendre l’évolution plus globale du monde, à l’ère néolibérale.

Pour cela, j’ai surtout lu ce qui avait été écrit sur les révoltes face à la vie chère et sur les représentations populaires des prix, souvent indirectement, comme il y a très peu d’ouvrages qui portent directement sur ces questions aux XXe et XXIe siècles. Et ça a donné ce troisième ouvrage, La Vie chère.

« Les révoltes sont aussi portées par des sentiments d’injustice »

Vincent Bonnecase, La Vie chère. De l’Afrique à l’Europe - quand la colère passe par les prix, Flammarion, 2023, 22 euros
Vincent Bonnecase, La Vie chère. De l’Afrique à l’Europe – quand la colère passe par les prix, Flammarion, 2023, 22 euros

Tangi Bihan : Dans votre livre, vous reposez une vieille question déjà soulevée par Karl Marx ou par l’historien britannique Edward Thompson : qu’est-ce qui fait que les gens se révoltent ? Les marxistes y avaient apporté une réponse « objectiviste », insistant sur les conditions matérielles d’existence, tandis que Thompson a forgé le concept d’« économie morale ». Qu’entend-on par-là ?

Vincent Bonnecase :

Dans les années 1970, il y avait beaucoup de marxistes orthodoxes, matérialistes, althussériens, pour qui la question de la morale était presque un gros mot.

Comme si les valeurs morales ne pouvaient découler que de la réalité économique. Contre ça, Thompson, qui était aussi marxiste mais de manière différente, dit qu’il n’y a pas de logique mécanique à la révolte, qu’elle ne se déclenche pas automatiquement, une fois passé un certain niveau de souffrance.

Les révoltes sont aussi portées par des sentiments d’injustice. Et Thompson explique que ces sentiments d’injustice du présent peuvent être nourris par la mémoire, souvent recomposée, des principes de justice portés par des pouvoirs du passé.

Il rappelle ainsi que, lors des émeutes en Angleterre au XVIIIe siècle, au moment de la mise en place d’une économie politique libérale, les gens reproduisaient souvent les mesures des siècles passés dans leurs révoltes, notamment celles qui avaient été mises en place sous les Tudor à partir de la fin du XVe siècle.

Ils pouvaient par exemple emmener des boulangers ou des meuniers sur la place publique et leur imposer les prix.

Cette notion d’économie morale permet de faire le lien entre, d’un côté, les politiques du passé perçues comme justes et, de l’autre, des pratiques actuelles qui peuvent susciter un sentiment d’injustice et mener à des révoltes.

Tangi Bihan : Vous expliquez qu’au Sahel, les populations ne croient pas au marché « libre ». Elles estiment qu’il existe une sorte de complexe réunissant l’État et les grand commerçants qui fixe les prix des produits – de manière plus ou moins juste.

Vincent Bonnecase :

Dans mes premiers entretiens, je demandais souvent aux personnes que j’interrogeais, une fois que cette question de la vie chère avait émergée : « Est-ce que pour vous il y a une responsabilité à cette vie chère et, dans ce cas-là, à qui l’attribuez-vous ? Aux grands commerçants, à l’État ? »

Et très souvent, les gens se moquaient de moi en disant : « Mais c’est la même chose, les grands commerçants, l’État. Pourquoi vous dissociez les deux ? »

Ça a recoupé une expression que j’entendais souvent au Burkina Faso : les gens ne disent pas « les prix augmentent », comme on le dit en Europe, mais « les prix sont augmentés ».

Vu de là-bas, il y avait quelque chose de presque amusant, qui ressemblait à une croyance à la magie, quand on croit que le marché est animé par des forces invisibles telles que l’offre et la demande. Comme si on ne voyait pas que c’étaient des vraies personnes qui augmentaient les prix.

Cette « incroyance au marché », je l’ai expliquée sous deux angles différents. Le premier, c’est l’histoire, et le fait que les prix ont, par le passé, été un mode d’action privilégié des autorités pour agir sur le social.

Les gouvernements africains avaient peu de moyens financiers, que ce soit sous la colonisation6 ou après les indépendances.

Alors qu’une partie importante des mobilisations sociales portait sur les salaires à partir des années 1930, les autorités ont essayé d’y faire face en agissant sur les prix.

Soit elles les réglementaient par la législation, soit elles essayaient de s’arranger avec les grands commerçants pour qu’ils diminuent leurs marges bénéficiaires.

Cela, on le retrouve aussi après les indépendances, alors que les mouvements sociaux restaient en partie structurés par les revendications salariales.

Face à cela, les gouvernements ont développé une politique des prix avec de nouveaux outils tels que les subventions publiques, les offices céréaliers ou les magasins d’État.

Cette histoire et sa mémoire expliquent que, dans de nombreux pays, les augmentations des prix sont attribuées à une déficience politique bien plus qu’à un dysfonctionnement du marché.

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« [Pour beaucoup], le capitalisme n’est pas une abstraction »

Vie chère au Sénégal avec 46,4% au classement des pays les plus chèrs en afrique 2
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Le second angle est lié à la consommation et à la distribution. Quand on regarde ce que consomment des familles de quartiers populaires à Ouagadougou – quoi qu’en disent les nouveaux discours sur l’émergence et le développement des classes moyennes –, la consommation quotidienne se base sur un très faible nombre de produits comme le riz, le ciment, le sucre, l’essence ou la téléphonie.

De telle sorte que, le soir, n’importe quelle personne de plus de 15 ans saura définir exactement ce qu’elle a consommé depuis le réveil.

Et comme, pour ces différents biens, la distribution est maîtrisée par des monopoles ou des oligopoles de fait, chaque personne connaît le nom des principaux distributeurs des biens qu’elle consomme, et en particulier des principaux importateurs, comme l’économie est très extravertie.

Les populations attribuent une grande responsabilité à ces quelques grands commerçants dans leur subsistance quotidienne.

Pour elles, le capitalisme a des visages très concrets, ce n’est pas une abstraction. Et cette situation recèle un grand potentiel de colère et de révolte face à la vie chère.

Tangi Bihan : Vous montrez également l’importance de certains produits dans la révolte. Le ciment, par exemple, n’est pas à proprement parler un produit de première nécessité, mais si on n’y a pas accès, on ne peut pas fonder un foyer et donc progresser dans la hiérarchie sociale, ce qui génère de la frustration.

Vincent Bonnecase :

Cela reste quand même un bien essentiel : on ne peut pas réparer sa maison après la saison des pluies si on n’a pas de ciment, de même que les problèmes alimentaires sont plus importants si le prix du riz augmente.

Mais les personnes qui portent la révolte sont rarement celles qui ont perdu la maison ou qui sont victimes de malnutrition – ce qui n’enlève rien, d’ailleurs, à la légitimité de leur révolte.

Au-delà des besoins basiques, il y a aussi la manière dont l’accès à tel ou tel bien confère une valeur dans l’espace social dans lequel on vit. C’est le cas du ciment pour les jeunes qui ressentent le besoin de s’affranchir de leurs parents pour créer leur propre foyer.

Dans la ville de Lagos (Nigeria), en 2019

Dans la ville de Lagos (Nigeria), en 2019.
Dans la ville de Lagos (Nigeria), en 2019.

Autre exemple, à chaque ramadan, le sucre est approprié par tout le monde : les pouvoirs publics essaient de rassurer les populations sur le fait que le prix du sucre n’augmentera pas trop, les populations s’en inquiètent et contestent la véracité des prix donnés par le gouvernement, des organisations politiques s’en mêlent…

ce qui fait que les chiffres des prix, comme le montre très bien Boris Samuel, deviennent le support de positions antagoniques, entre les positions savantes, les discours officiels et les paroles populaires.

Ce qui se joue dans tout cela, finalement, ce n’est pas seulement la question des besoins vitaux, mais aussi un rapport au politique, ainsi que la question de la dignité, du statut conféré par l’accès à tel ou tel bien dans un espace social.

« [On a] survalorisé des facteurs exogènes de la démocratisation »

Vie chère au Sénégal avec 46,4% au classement des pays les plus chèrs en afrique bis
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Tangi Bihan : Vous revenez aussi dans votre livre sur les premiers programmes d’ajustement structurel mis en place par les régimes autoritaires dans les années 1980, et la manière dont cela a attisé des luttes démocratiques.

Vincent Bonnecase :

On associe parfois libéralisme économique et libéralisme politique. Ce sont des choses qui sont pourtant différentes et qui, historiquement, n’ont pas émergé en même temps.

Si on revient sur les cinquante dernières années, les premiers programmes d’ajustement structurel d’inspiration néolibérale ont été mis en œuvre par des régimes militaires : le cas le plus visible est celui du Chili de Pinochet, même si on ne parlait pas encore d’« ajustement ».

Dans ce contexte de contestation sociale et de dictature sanglante, on voit que non seulement le libéralisme économique n’avait rien à voir avec le libéralisme politique, mais que, au contraire, le programme économique libéral a bénéficié d’un pouvoir extrêmement répressif : c’est comme ça que le néolibéralisme a pu être imposé dans ce pays, alors que les syndicats y étaient très forts.

Situations Alarmantes au Nigeria et au Sénégal
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Dans la plupart des pays africains, les programmes d’ajustement structurel ont aussi été mis en œuvre par des régimes militaires à partir de la fin des années 1970. Dans ce contexte-là, des contestations très fortes se développent.

Elles peuvent provenir d’étudiants qui n’acceptent pas de voir leurs bourses ou leurs débouchés dans la fonction publique se réduire, d’ouvriers qui protestent contre les licenciements et, parfois, de paysans qui subissent le démantèlement des caisses de stabilisation des prix agricoles.

Et comme, dans ce contexte autoritaire, il y a beaucoup de répression, beaucoup de morts, la contestation de ces mesures économiques mène rapidement à une contestation de l’ordre politique. Beaucoup de ces régimes militaires ont fini par tomber au début des années 1990.

Je trouve qu’on est passé à côté de cet événement. Je dirais même que ça a été très peu perçu comme un événement, y compris dans le champ universitaire, où, à part les travaux de Richard Banégas ou de Fabien Eboussi Boulaga, il n’y a par exemple pas eu beaucoup d’enquêtes sur les mobilisations en Afrique francophone.

Moi-même, j’avais 20 ans au début des années 1990, et j’ai beaucoup plus suivi ce qu’il se passait en Europe de l’Est ou en Amérique latine que ce qu’il s’est passé en Afrique.

Alors que c’était quand même un événement extraordinaire, qui a des ressemblances avec ce qu’on a appelé les « printemps arabes » vingt ans plus tard.

Ce manque de considération pour ce qui s’est passé sur le continent a amené à survaloriser des facteurs exogènes de la démocratisation, tels que le discours de La Baule de François Mitterrand, en juin 1990, qui a subordonné l’octroi de l’aide publique à des mesures de démocratisation, ou la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, comme s’il y avait eu un effet de mimétisme en Afrique.

Alors que, pour prendre le cas du Niger, la contestation était déjà installée avant le discours de La Baule, et, surtout, personne n’en a parlé dans la rue ni même dans la presse.

C’est étrange de penser que la démocratie serait arrivée au Niger parce que Mitterrand aurait dit quelque chose à La Baule.

« La rationalité économique [a primé sur] la rationalité démocratique »

Vie chère au Sénégal avec 46,4% au classement des pays les plus chèrs en afrique ok
Vie chère au Sénégal avec 46,4% au classement des pays les plus chèrs en afrique ok

Tangi Bihan : Ces programmes d’ajustement structurel ont également décrédibilisé et fragilisé les démocraties naissantes…

Vincent Bonnecase :

Ce qui est tragique, c’est que les nouveaux régimes démocratiques ont été contraints par les institutions financières internationales de mettre en place les mêmes mesures économiques que prenaient leurs prédécesseurs, et donc de tourner le dos à ce à quoi ils devaient leur arrivée au pouvoir.

L’ajustement structurel les a privés d’outils de gouvernement sur lesquels ces régimes auraient pu s’appuyer, comme le contrôle des prix, la réglementation des circuits commerciaux ou l’octroi de postes dans la fonction publique – qui comptait beaucoup pour l’adhésion des populations, au-delà des seuls fonctionnaires, à un régime.

Et surtout, des mesures socialement très violentes, comme la dévaluation du franc CFA [en janvier 1994, NDLR], ont été imposées au lendemain même des premières élections pluralistes depuis l’indépendance.

C’est-à-dire qu’au moment où les populations pouvaient décider par le vote de choix politiques, beaucoup de choses étaient évacuées du politique et de l’espace décisionnel commun.

C’est ça le grand paradoxe de la démocratisation des années 1990, qui fait qu’elle est restée pour beaucoup un mauvais souvenir.

La vie chère en Afrique de l’Ouest, une affaire politique ok
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Si on continue de suivre ce qu’il se passe au Niger, où j’ai particulièrement travaillé sur ces questions-là9, on voit que, après l’instauration d’institutions démocratiques, il y a eu de la contestation sociale, et que très vite l’armée en a profité pour essayer de reprendre le dessus.

Au moment des premières tentatives de coup d’État, dès 1992, des gens sortaient pour manifester et défendre la démocratie à Niamey.

Il y avait alors une effervescence politique qui se voyait à tous les niveaux : des groupes se formaient dans la rue pour parler de politique – des choses qui n’existaient pas sous les régimes militaires.

Donc il y a eu une ouverture politique très forte et très belle, à ce moment-là, mais qui, rapidement, a été brisée.

On peut bien sûr interroger la responsabilité des différents partis qui se mettent en place à l’époque dans l’échec de cette démocratisation.

Mais cela ne doit pas, pour moi, occulter quelque chose d’essentiel : le fait que la « rationalité économique » des institutions financières internationales soit passée avant la rationalité démocratique des populations. Cela a immédiatement affaibli les nouveaux régimes.

Tangi Bihan : Les mêmes logiques des années 1990 seraient donc à l’œuvre aujourd’hui, avec la série de coups d’État que l’Afrique de l’Ouest connaît ?

Vincent Bonnecase :

Je dirais plutôt que ces politiques économiques ont concouru à la recomposition d’une mémoire positive des régimes autoritaires, jusqu’à aujourd’hui.

Il y a eu beaucoup de coups d’État en Afrique de l’Ouest ces dernières années. Vu de loin, il est très difficile de comprendre l’appui populaire apparent dont semblent bénéficier les putschistes.

Je dis « apparent » parce que, en situation de difficulté, tout changement peut être doté d’une valeur positive : on se dit que ça ne peut pas être pire, on espère qu’il se passera quelque chose.

Malgré tout, c’est étonnant de voir que, par exemple, au Burkina Faso, des personnes qui étaient massivement sorties dans la rue il y a dix ans et avaient risqué leur vie pour s’opposer aux militaires, face à Blaise Compaoré, en octobre 2014, ou face à Gilbert Diendéré, en septembre 2015, puissent aujourd’hui avoir l’air de les soutenir10.

Pour comprendre cela, les interprétations culturalistes ou évolutionnistes ne mènent nulle part – quand on estime par exemple que la démocratie serait davantage ancrée dans une tradition occidentale, ou qu’elle demanderait de passer par des étapes successives ainsi que ça a été le cas en Europe.

Il faut au contraire investir l’histoire locale, tout à la fois politique, sociale et économique, et essayer de comprendre ce qu’il s’est passé depuis la démocratisation des années 1990.

On ne peut pas comprendre les coups d’État actuels en Afrique de l’Ouest si on ne revient pas sur cette histoire.

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